9 décembre : La Licra fête la laïcité ! À l’occasion de la journée de la laïcité, la Licra vous propose une série de textes rendant hommage à la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État. “Vérité en deçà de l’Atlantique, erreur au-delà…”, un texte d’Abraham Bengio, président de la commission culture.
En 2004 paraissait aux Éditions du Seuil/Dictionnaires Le Robert, sous la direction de Barbara Cassin, le Vocabulaire européen des philosophies, plus connu sous son sous-titre : Dictionnaire des intraduisibles. Rédigé par une équipe de plus de 150 chercheurs, cet ouvrage qui comprend plus de 1 500 pages étudie quelque 4 000 termes ou expressions dans une quinzaine de langues principales, depuis abstraction jusqu’à Wunsch.
« Parler d’intraduisibles », précise Barbara Cassin dans le chapitre de présentation de l’ouvrage, « n’implique nullement que les termes en question […] ne soient pas traduits et ne puissent pas l’être – l’intraduisible, c’est plutôt ce qu’on ne cesse pas de (ne pas) traduire ». C’est qu’ « il n’y a pas de concept sans mot » et que les langues découpent le réel chacune à sa manière : chaque langue n’éclaire donc qu’un aspect du problème et c’est de la confrontation de toutes les langues que peut jaillir la lumière…
Toujours est-il que parmi ces 4 000 termes ou expressions ne figure pas « laïcité ». Le mot y aurait pourtant toute sa place, comme Barbara Cassin elle-même l’a reconnu de bonne grâce au cours d’un récent entretien informel, tout en me confiant qu’elle mesurait la quantité de travail que cela exigerait.
N’étant moi-même ni philosophe ni historien (tout juste un peu linguiste lorsque la LICRA m’en laisse le loisir…), je me garderai bien de relever le défi. Je souhaite seulement indiquer quelques pistes.
Le mot laïcité vient du grec λαός, laos, qui signifie « peuple », et le « laïc » s’oppose au κληρικός, klerikos, « le clerc ». De nos jours (mais cet usage lui-même fait débat !) on a coutume de distinguer en français le « laïc » (personne qui n’est pas ordonnée prêtre) du « laïque » (partisan de la laïcité, c’est-à-dire, pour aller vite, de la séparation des Églises et de l’État.
Les dictionnaires bilingues fournissent tant bien que mal des équivalents au mot « laïcité » dans les langues étrangères. Secularism, propose l’anglais, mais le mot renvoie d’abord à l’opposition « séculier / régulier » et par dérivation « monde religieux / monde profane ». Il en va de même de l’allemand säkular. חילוניות, hiloniyout suggère l’hébreu, mais ici encore le mot signifie plutôt « profane », « non-religieux ». On dit souvent que « laïcité » est très difficile à traduire, sauf dans les langues latines, mais dans ce dernier cas il ne s’agit que d’une simple transposition du mot français dans ces langues : l’espagnol propose ainsi laicidad et l’italien laicità : c’est le mot français affublé d’un suffixe espagnol ou italien, qui ne garantit nullement que, transplanté dans la culture espagnole ou italienne, le concept conserve le même sens qu’en français.
Car c’est bien le fond du problème. Pourquoi les étrangers (notamment, bien sûr, les anglo-saxons ; mais ils ne sont pas les seuls…) ont-ils tant de mal à comprendre ce que les Français entendent exactement par laïcité, alors que les USA, le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie etc. mettent en œuvre[1] depuis longtemps ce que, faute d’un meilleur terme, nous nous contenterons d’appeler la « liberté religieuse » ? Pourquoi parle-t-on toujours d’une « exception française » dès lors qu’on aborde la question de la laïcité ?
Ceux qui ont réfléchi à cette question mentionnent généralement les éléments suivants, qui fonderaient la spécificité de la laïcité « à la française»:
- La France accorderait une importance toute particulière au principe de neutralité[2] ;
- La séparation institutionnelle de l’État et des religions serait plus rigoureuse chez nous que n’importe où ailleurs ;
- Deux conceptions de la laïcité s’affronteraient avec une vigueur inconnue ailleurs : celle qui favorise la liberté religieuse et celle qui s’efforce de confiner la religion dans l’espace privé[3] …
Mais il semble bien que l’explication de fond réside dans une histoire singulière, très différente notamment de celle des États-Unis d’Amérique, comme le montre par exemple Brice Couturier dans une émission de son Tour du monde des idées.[4] « Les hommes qui ont fondé la Nouvelle-Angleterre, au XVIIe siècle, étaient souvent des protestants puritains, persécutés dans leur pays pour leur croyance. Ils ont voulu établir la liberté de conscience et garantir le pluralisme des confessions. […] L’autonomie locale des communautés religieuses […] a servi de fondement à l’établissement de la démocratie américaine, partie du bas – comtés et États fédérés. Par la suite, l’État moderne dans les pays protestants, n’est pas entré en conflit avec les religions. La société s’y est émancipée du contrôle des Églises de manière progressive et spontanée ».
Et de conclure : « Notre laïcité nous vient d’une histoire bien particulière, celle d’une lutte politique du camp républicain, celui de la gauche politique unie, pour émanciper la société de la tutelle du cléricalisme. Chez nous, le conflit politique entre l’État et une Église, le catholicisme, autrefois dominante, a pris un tour aigu à la fin du XIXe siècle. Et ce conflit a été résolu à l’initiative de l’État par une Loi de séparation suffisamment ambiguë pour que chacune des deux parties y trouve finalement son compte. »
Cette différence fondamentale entre nos deux histoires, de part et d’autre de l’Atlantique, permet-elle à elle seule d’expliquer cette exception
française ? C’est ce dont je vous laisse juges…
Abraham BENGIO
Président de la commission culture
9 décembre : La Licra fête la laïcité !
[1] Existe-t-il un ouvrage simple qui présente une comparaison claire entre les différents systèmes en vigueur dans nos démocraties pour garantir la liberté religieuse, voire la liberté de conscience ? j’avoue mon ignorance…
[2] « D’abord, dans de nombreux pays, les agents publics ou assimilés […] sont autorisés à porter des tenues ou signes religieux, ce qui n’est pas le cas en France. Ensuite et surtout, une conception plus intransigeante de la laïcité prévaut fréquemment dans le discours politique et s’est traduite par des lois qui imposent la neutralité religieuse à des personnes privées (Samuel Charlot – Administrateur au Conseil économique, social et environnemental, « L’État et la laïcité », https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/38312-letat-et-la-laicite).
[3] « […] les avis divergent sur la question de savoir, par exemple, si le port du foulard islamique à l’école, ou dans un établissement public, voire dans la rue, est conforme au principe de laïcité. De même, est-il admissible que l’État finance des établissements scolaires privés sous contrat, des aumôneries dans les prisons, les hôpitaux et les armées, les travaux de réfection de certains lieux de culte ou encore des plages horaires pour les religions dans l’audiovisuel public ? Et est-il envisageable de supprimer les jours fériés de l’Ascension ou de la Toussaint ? De ne pas faire classe les jours de Kippour et de l’Aïd ? D’imposer des menus de substitution dans les cantines scolaires ? » (ibidem)
[4] Émission du 5 novembre 2020 : https://www.franceculture.fr/emissions/le-tour-du-monde-des-idees/notre-laicite-est-mal-comprise-et-mal-vue