Rappelant que le concept de « grand remplacement » relève de la « xénophobie raciste », le président de la Licra souligne que briguer la présidence implique le refus de la moindre concession à « toute forme de pensée discriminante ». Tribune parue dans Le Monde le 07/03/2022.
Tribune. L’ambition de tout candidat à l’Elysée devrait être de rassembler plutôt que de diviser. Or, dans la campagne présidentielle actuelle, comment ne pas s’inquiéter de l’usage de certains concepts idéologiques à des fins principalement électoralistes ? Pèse à ce titre, d’un poids menaçant, la matrice intellectuelle d’extrême droite, qui ressasse la théorie [raciste et complotiste] du « grand remplacement » : celle-ci invite à voir en toute personne d’ascendance extra-européenne un suppôt de l’invasion, de la corrosion et de la destruction d’une civilisation européenne, définie comme blanche et chrétienne.
Les adeptes de cette théorie se moquent ostensiblement des dynamiques historiques, de ce qui fait objectivement la France et unit les individus dans une communauté, une et indivisible, pour n’achopper que sur les différences, petites ou grandes, et conclure à la faillite générale. Dans la course à l’idéologie sectaire, le « grand remplacement » rejoint le non moins dogmatique « privilège blanc » : menace inspirée par tous les « non-Blancs » d’un côté, méfiance observée à l’égard de tous les « Blancs » de l’autre. Cette réduction funeste de l’individu dicte des solutions forcément brutales : stigmatisation, répression, exclusion, « remigration ».
Seuls les actes comptent
Dans sa forme institutionnalisée, le concept de « grand remplacement » relève de la xénophobie raciste. Juger les individus au prisme de leur couleur de peau, de leur pays d’origine ou de leur religion présumée est aussi irresponsable qu’aberrant. Au sein de la République, seul importe le respect d’un certain nombre de principes, au premier rang desquels la laïcité. Seuls les actes comptent.
Depuis les années 1960, où le concept de « grand remplacement » s’est structuré dans la pensée d’extrême droite néofasciste, ses zélateurs ont toujours fustigé l’humanisme et l’antiracisme, accusés de faire le lit de l’ « invasion » migratoire. Prétention sans fondement en vérité : comme si l’antiracisme républicain dictait la politique migratoire, comme s’il contrôlait les flux humains…
L’antiracisme républicain n’a d’autres fins que de combattre la fragmentation sociale et l’atomisation de la communauté nationale. Sa parole et ses combats sont, notamment, une réponse aux événements tragiques qui rythment l’actualité. L’antiracisme républicain agit avec sa modeste trousse à outils – ses missions d’alerte et d’éducation, la loi – et ses rappels aux valeurs fondamentales, pour que chaque être humain soit respecté en tant qu’individu. Voir dans ce courant de pensée la puissance inspiratrice et organisationnelle d’un prétendu « grand remplacement », c’est se complaire dans un complotisme pervers et assumé.
Dans le grand brouhaha médiatique actuel, on perçoit de manière récurrente de tristes ersatz de la radicalisation idéologique aux extrêmes. On parle de « Français de papier », qui ne seraient pas vraiment des Français, et à l’endroit desquels devrait s’exercer une suspicion permanente. Des citoyens que leur origine maintiendrait dans un état de subordination, des individus « de service » ( « Arabe de service », « Juif de service »…) qui feraient office de faire-valoir et auxquels on dénierait autonomie et libre arbitre. Des Français qui se verraient contester leur pleine citoyenneté en raison de leurs habitudes culinaires, de leur prénom, de leur zone de résidence, du lieu où ils enterrent leurs morts…
« Ne plus vouloir une seule communauté de citoyens, c’est se perdre dans des terres marécageuses sur lesquelles rien ne se bâtit »
Dans cette atmosphère délétère, face à l’impératif civique, des questions s’imposent. Est-il nécessaire, d’abord, de rejouer la carte du « plus français que moi tu meurs » et celle de l’ennemi intérieur ? La francité doit-elle être indexée sur un nationalisme qui flatte la nostalgie d’un âge d’or fantasmé ? L’obsession identitaire peut-elle pallier l’absence d’un véritable projet politique, exigeant et chiffré ? L’expérience historique et politique ne met-elle pas en garde contre les récits déclinistes et crépusculaires ?
Un projet présidentiel ne peut se borner au repli hexagonal, tourner le dos aux textes internationaux et refouler l’ambition collective européenne. Il ne peut miser sur une identité sans horizon et faire commerce des seules inquiétudes. Ce faisant, la parole politique ne fait qu’exacerber les peurs sans y répondre.
Ressouder le corps social
Il est urgent que les républicains, soucieux de l’avenir de leur pays dans un contexte de crises internationales, affirment leur refus d’un débat réduit à la séquentialisation de petites phrases pestilentielles ; et qu’ils s’inquiètent des ravages de ces dernières, lorsqu’elles rencontrent une xénophobie voire un racisme d’atmosphère. En définitive, ces phrases de haine et de peur nourrissent le ressentiment et le désespoir. Elles produisent les effets qu’elles prétendent combattre.
Briguer la mandature suprême impose des devoirs à commencer par celui de refuser la moindre concession à toute forme de pensée discriminante. La Constitution française du 4 octobre 1958 a institué une seule communauté de citoyens « sans distinction d’origine, de race ou de religion ». C’est cette communauté qui élit les représentants de tous les Français, dans le souci de ressouder le corps social plutôt que de le fracturer. Ignorer cette ambition constitutionnelle et ne plus vouloir une seule communauté de citoyens, c’est se perdre dans des terres marécageuses sur lesquelles rien ne se bâtit. Rien en commun, rien de commun.
Mario Stasi
Président de la Licra