Il y a 25 ans, le Rwanda sombrait dans l’inhumanité. Dans la nuit du 6 au 7 avril 1994, la radio rwandaise des Mille Collines, surnommée « radio machette », appelait en langage codé les Hutus à « abattre les grands arbres » : c’était le signal annonciateur du génocide des Tutsis. En trois mois, plus d’un million de Tutsis ont perdu la vie pour le simple fait d’être nés.
Ce génocide n’a pas surgi de nulle part. Il est l’aboutissement sanglant d’un projet politique d’extermination des Tutsis fondé, dès les années cinquante, sur un conditionnement des esprits, sur une mécanique de la haine et de la détestation, sur une volonté de hiérarchiser la nature pour établir un ordre politique raciste, sur un processus qui a transformé les préjugés en armes et la haine en crimes.
La mémoire du génocide des Tutsis est l’affaire de tous.
Certains pourraient dire, non sans une certaine condescendance raciste d’ailleurs, qu’il s’agit d’une affaire africaine bien éloignée de la réalité française et européenne. Ce serait une erreur grave et insoutenable. Ce qui s’est passé au Rwanda entre avril et juillet 1994 touche à l’universel. Un génocide, en Europe, en Afrique ou ailleurs, est la négation de l’Humanité et, en tant que tel, concerne l’Humanité tout entière.
Cette mémoire est une mémoire fragile et elle a besoin de combattants pour que les victimes soient respectées au-delà du crime dont elles ont été la cible. Car les victimes, en dehors des survivants accablés par l’épreuve, ne sont plus là pour parler et la parole des assassins, toujours vivants, occupe quand à elle tout l’espace et toute la lumière. Et comme après le génocide arménien, comme après la Shoah, le poison négationniste est là et se manifeste à des degrés divers mais avec le même dessein : inverser les rôles et tenter de transformer les victimes en bourreaux, minimiser le nombre de morts pour dédouaner les criminels, et au final réhabiliter le racisme qui avait soutenu le bras des génocidaires. La décision du Président de la République de répondre favorablement à la demande de la LICRA, notamment, de faire du 7 avril une journée nationale de commémoration est un acte fort qu’il faut saluer et qui marque étape décisive dans la reconnaissance de ce génocide et dans la transmission de cette mémoire.
Sans justice, la mémoire sera vaine.
C’est la raison pour laquelle la LICRA est présente à chaque procès qui, en France, en vertu de la compétence universelle, permet de juger tous les criminels qui se trouveraient sur le territoire national. C’est la raison pour laquelle aussi la LICRA s’est battue pour que le négationnisme du génocide des Tutsis soit inscrit en 2017 dans la loi Gayssot et devienne un délit.
C’est la raison pour laquelle enfin la LICRA demande depuis des années l’ouverture des archives françaises afin qu’aucune part d’ombre ne subsiste dans la réalité des faits qui se sont produits en 1994, dans les mois qui ont précédé et suivi le génocide. Emmanuel Macron a annoncé la création d’une commission d’historiens chargée de cette question. La réussite de cette entreprise est aujourd’hui entre les mains de cette commission qui, en conscience, devra faire ce qu’avait réussi à faire avant elle, à Lyon, la commission désignée par le Cardinal de Courtray sur la responsabilité de l’Eglise dans la cavale du criminel Paul Touvier. À l’époque, tout le monde y était allé de son procès d’intention contre les historiens de cette commission, pour disqualifier la démarche et présupposer des résultats de l’enquête. L’Histoire a donné tort aux persifleurs.
Aujourd’hui placés devant leurs responsabilités, les membres de cette commission n’auront pas d’autre choix que d’aller jusqu’au bout, sauf à hypothéquer lourdement leur honorabilité et leur éthique. Le sujet est trop grave pour qu’il souffre de compromissions ou se soumette aux injonctions politiques. Si jamais la tentation de mettre l’éteignoir sur « ce temps où les rwandais ne s’aimaient pas » – pour paraphraser Pompidou au sujet de Touvier – j’invite les acteurs de ce dossier à méditer les mots adressés par le Cardinal de Courtray en 1990 : « Je continue à penser qu’un tort bien établi, et que l’on porte dans la vérité et le courage, est préférable à l’innocence suspecte ».