Le 24 avril est désormais, depuis l’an dernier, une date du calendrier officiel de la République pour commémorer le génocide perpétré par l’Empire Ottoman en 1915 contre les Arméniens. Si cette date est inscrite au Journal Officiel, elle ne l’est pas encore dans toutes les consciences. Pourtant, ce qui s’est passé à partir du 24 avril 1915 nous concerne tous, aujourd’hui, en 2020, plus d’un siècle après.
Ce génocide nous concerne en premier lieu parce qu’il est nié. Comme le rappelle souvent l’historien Yves Ternon, « tant qu’il existe des négationnistes, le génocide n’est pas terminé ». Ceux qui aujourd’hui tentent de falsifier la réalité, de rendre la mémoire vaine et de la dissoudre dans leur océan de mensonge sont les continuateurs des assassins de 1915. En soutenant que le crime n’a pas eu lieu, ils soutiennent en réalité le bras des bourreaux qui, au cours de l’année 1915 et dans les mois qui ont suivi, ont, sur ordre du régime arrêté, déporté, torturé, réduit en esclavage, violé, volé, affamé et assassiné plus d’1,5 millions de femmes, d’hommes, d’enfants, de vieillards parce qu’ils étaient arméniens. L’Etat turc d’aujourd’hui n’est évidement en rien responsable d’un crime de masse commis à des décennies de lui. Personne ne lui demande d’endosser la responsabilité morale de 1915 mais simplement de la reconnaître, de dire à son peuple que les leçons ont été tirées du passé, que tout est mis en oeuvre pour faire grandir, en Turquie, une mémoire de réconciliation. Car en effaçant la réalité de ce génocide, en jetant en prison ceux qui veulent crier la vérité, en faisant taire toute forme d’expression sur le génocide des Arméniens, en mettant sous l’éteignoir la question des spoliations et des réparations, l’Etat turc décide sciemment d’établir une continuité historique entre lui et ses prédécesseurs de 1915.
Ce génocide nous concerne tous parce qu’il a blessé notre horizon universel, qu’il a annihilé une partie de nos semblables pour le simple fait d’être nés, parce que c’est leur humanité qui a été exterminée et donc une part de nous-mêmes, une part de notre continent, une part de notre histoire commune. Surtout, le génocide des Arméniens n’est pas tombé du ciel un soir d’avril 1915. Il est l’aboutissement d’une accumulation de préjugés, de ressentiment, d’idéologie, de vexations, d’agressions. Il est le résultat final et macabre d’un “ensauvagement” des mots, des regards, des gestes, de “brutalisations”, de préjugés, de “différentialisme”, de paranoïas, de vindicte, de relégations, de volonté de domination, de désignations de boucs-émissaires, de complotisme, et au final d’actes politiques qui ont planifié la destruction d’un peuple.
Ce génocide nous concerne tous parce qu’il a eu des conséquences qui, malheureusement, ont dépassé les seules victimes de 1915 en créant un précédent. Ce crime, largement impuni, a montré qu’en temps de guerre, au milieu des affrontements militaires, il était possible d’exterminer une population civile ciblée pour ce qu’elle est, à l’abri du regard du monde, en espérant passer la chose, sous silence, en pertes et profits d’un conflit mondial. Le 22 août 1939, Hitler avait évidemment retenu la leçon de 1915 quand il déclara à ses généraux, à la veille de l’invasion de la Pologne : « Qui parle encore aujourd’hui de l’extermination des Arméniens ? ».
Ce génocide nous concerne tous enfin parce que, singulièrement dans notre pays, la France, nous avons honoré la promesse du droit d’asile en offrant à la diaspora arménienne, dispersée par les exactions, la possibilité de vivre en paix et en sécurité. A l’heure où d’aucuns veulent rétablir le droit du sang, vouer aux gémonies le droit d’asile et claquemurer notre pays dans des certitudes xénophobes, la leçon de ce que la République a fait pour les Arméniens, et de ce qu’ils nous ont apporté depuis, doit faire réfléchir et inspirer l’action publique.
Aujourd’hui, commémorer le 24 avril, c’est dire aux négationnistes que rien ne fera taire la réalité d’un crime : les faits sont têtus. Aujourd’hui, commémorer le 24 avril, c’est répondre à la question posée par Hitler en 1939 – “Qui parle encore aujourd’hui de l’extermination des Arméniens ?” par une réponse simple : « l’Humanité tout entière ».