La poésie de Senghor demeurera tout au long de son oeuvre intrinsèquement liée à son engagement pour la Négritude, désireuse de revaloriser une Afrique dépossédée de sa langue et de son histoire. Ainsi, pour considérer la poésie de Senghor on ne pourra dissocier le poète de l’homme politique. Son écriture évoluera au fil de ses recueils depuis la prise en compte de la culture noire en elle-même pour tendre vers un Absolu : l’avènement d’une Civilisation de l’Universel. Senghor se fera ambassadeur d’un esprit nouveau défendant un univers aux valeurs métisses. Au reste, bien qu’étiqueté “socialiste”, Senghor se tiendra toujours à l’écart des idéologies trop marxiste et anti-occidentale devenues populaires dans l’Afrique postcoloniale — favorisant le maintien de liens forts avec la France et l’occident — ; beaucoup y verront là une contribution décisive dans la stabilité politique du pays (demeurant aujourd’hui encore une des rares nations africaines à n’avoir jamais connu de coup d’État, et des transferts de pouvoir toujours pacifiques).
Enfance et cursus universitaire
Léopold Sédar Senghor est né dans une petite ville côtière située au sud de Dakar. Son père, Basile Diogoye Senghor, est un commerçant catholique aisé de l’aristocratie sérère du Sénégal. Originaire de Djilor, sa mère, Gnilane Bakhoum appartient également à l’ethnie sérère mais a des origines peules. Ainsi, les deux branches de sa famille appartiennent à la noblesse Sérère, les Guelwar ; le prénom Sédar signifiant celui « qu’on ne peut humilier » (son prénom catholique « Léopold » lui sera donné en souvenir de Léopold Angrand, riche commerçant métis ami et employeur ponctuel de son père). Avant son baptême, Sédar passera les premières années de sa vie chez sa famille maternelle, les Bakhoum. De retour chez son père, le jeune Léopold fréquentera la maison catholique de Joal, où il apprendra le catéchisme et les premiers rudiments du français. Il commencera ses études d’abord chez les Pères Spiritains à Ngazobil, puis à Dakar au collège-séminaire François Libermann. Passionné de littérature française, bon élève, il obtiendra brillamment le baccalauréat. A la demande du directeur d’établissement, l’administration coloniale lui offrira une bourse ; ce qui lui permettra de quitter le Sénégal, pour la première fois, à l’âge de 22 ans.
Ainsi, Senghor arrive à Paris en 1928 ; le début de « seize années d’errance ». Il étudiera en classes préparatoires littéraires au lycée Louis-le-Grand puis à la faculté des lettres de l’Université de Paris. À Louis-le-Grand, il côtoiera, se liant d’amitié, Paul Guth, Robert Verdier ou encore Georges Pompidou ; il y rencontrera aussi Aimé Césaire pour la première fois. Licencié de lettres en 1931, il sera reçu quatre ans plus tard au concours d’agrégation de grammaire ; premier Africain lauréat du concours (pour s’y présenter, il aura dû au préalable, en 1932, faire une demande de naturalisation). Il commence sa carrière de professeur de lettres classiques au lycée Descartes à Tours, puis, en octobre 1938, au lycée Marcelin-Berthelot de Saint-Maur-des-Fossés, en région parisienne. Outre ses activités d’enseignant, il suivra des cours de linguistique “négro-africaine” dispensés par Lilias Homburger à l’École Pratique des Hautes Etudes, et ceux de Marcel Cohen, Marcel Mauss et de Paul Rivet à l’Institut d’ethnologie.
Entre les murs
En 1939, Senghor est enrôlé comme fantassin de 2e classe dans un régiment coloniale ; en effet, malgré sa naturalisation, il sera affecté au 31e régiment d’infanterie coloniale (régiment composé exclusivement d’Africains). Le 20 juin 1940, il est arrêté et fait prisonnier par les nazis ; interné dans divers camps de prisonniers, il sera transféré au Frontstalag 230 de Poitiers (un camp de prisonniers réservé aux troupes coloniales). Alors que les nazis comptaient le fusiller le jour même de son incarcération, au même titre que les autres soldats noirs présents, ils échapperont tous au massacre en s’écriant « Vive la France, vive l’Afrique noire » ; les Allemands auront baissé leurs armes suite à l’intervention d’un officier français, leur soulignant qu’un massacre purement raciste « nuirait à l’honneur de la race aryenne et de l’armée allemande ». Aussi, durant sa captivité, Léopold Senghor facilitera l’évasion de deux soldats français, puis sera transféré une dernière fois au camp des As, à Saint-Médard-en-Jalles, où il restera emprisonné du 5 novembre 1941 jusqu’en début 42, libéré et démobilisé pour cause de maladie.
Au total, Senghor aura ainsi passé deux ans dans des camps de prisonniers nazis ; temps qu’il consacrera à la rédaction de poèmes. Libre, il reprendra ses activités d’enseignant, et participera à la résistance dans le cadre du Front national universitaire.
Naissance d’un homme d’État
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il adhèrera au Parti Communiste, et prendra en parallèle la chaire de linguistique à l’École nationale de la France d’outre-mer qu’il occupera jusqu’à l’indépendance du Sénégal. Au cours d’un de ses voyages de recherche sur la poésie sérère du Sénégal, le chef de file local des socialistes, Lamine Guèye, lui proposera d’être candidat à la députation ; ce dernier acceptera, et sera élu député à l’Assemblée Nationale, où les colonies viennent d’obtenir le droit d’être représentées. Ainsi, représentant la circonscription du Sénégal et de la Mauritanie, il se démarquera rapidement de Lamine Gueye, notamment autour de la grève des cheminots de la ligne Dakar-Niger. En effet, alors que Gueye s’opposera à un mouvement social “paralysant” la colonie, Senghor soutiendra le mouvement ; ce qui lui vaudra à fortiori une grande popularité. Fort de son succès, il quittera l’année suivante la section africaine de la SFIO pour fonder, avec Mamadou Dia, le Bloc démocratique sénégalais (1948). Il remportera les élections législatives de 1951.
Senghor aura été un partisan du modèle associatif d’Union des États confédérés au sujet des territoires africains, s’opposant frontalement à Félix Houphouët-Boigny ; ce dernier favorisant les territoires aux fédérations. Ainsi, réélu député en 1951 comme indépendant d’Outre-mer, il sera secrétaire d’État à la présidence du Conseil dans le gouvernement Edgar Faure (de mars 1955 à février 1956), maire de Thiès au Sénégal (à partir de novembre 1956) puis ministre conseiller du gouvernement Michel Debré (de juillet 1959 à mai 1961) ; il fut également membre de la commission chargée d’élaborer la constitution de la Cinquième République, conseiller général du Sénégal, membre du Grand Conseil de l’Afrique occidentale française et membre de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe.
Ainsi, Senghor fut un fervent défenseur du fédéralisme pour les États africains nouvellement indépendants ; sorte de « Commonwealth à la française ». Le 13 janvier 1957, une « convention africaine » est créée, réclamant la fondation de deux fédérations en Afrique française. Le fédéralisme n’obtenant pas la faveur des pays africains, il décidera de former, avec Modibo Keïta, la fédération du Mali avec l’ancien Soudan français (actuel Mali). Celle-ci sera constituée en janvier 1959, regroupant le Sénégal, le Soudan français, le Dahomey (actuel Bénin) et la Haute-Volta (actuel Burkina Faso). Au bout de seulement un mois, le Dahomey et la Haute-Volta quitteront la fédération, refusant sa ratification. Les deux fédéralistes se partageront donc les responsabilités : Senghor assurera la présidence de l’Assemblée fédérale, Modibo Keïta la présidence du gouvernement ; mais les dissensions internes provoqueront l’éclatement définitif de la fédération du Mali. C’est ainsi que le 20 août 1960 le Sénégal proclame son indépendance, et le 22 septembre Modibo Keïta proclame l’indépendance de la République soudanaise, devenant la République du Mali.
Élu le 5 septembre 1960 à l’unanimité de l’Assemblée fédérale, Senghor préside la toute nouvelle République du Sénégal. Il sera d’ailleur l’auteur de l’hymne national, le Lion rouge. Au sommet de la jeune république parlementaire bicéphale, le président du Conseil, Mamadou Dia, sera chargé de la mise en place du plan de développement à long terme du pays, tandis que le président de la République, Senghor, se chargera des relations internationales ; les deux hommes entreront toutefois rapidement en conflit.
En décembre 1962, le président du Conseil, Mamadou Dia, dans un discours à Dakar prônera le une « mutation totale qui substitue à la société coloniale et à l’économie de traite une société libre et une économie de développement » et revendique la sortie planifiée de l’économie arachidière. Cette déclaration, à caractère souverainiste, heurtant à la fois les intérêts français mais aussi les marabouts locaux (qui interviennent dans le marché de l’arachide) fera grand bruit. Senghor, dans un esprit d’apaisement, demandera aux députés sous son influence de déposer une motion de censure contre le gouvernement. Jugeant cette motion irrecevable, Mamadou Dia tentera d’empêcher son examen par l’Assemblée nationale en faisant évacuer la chambre par la gendarmerie ; se justifiant qu’en vertu de l’état d’urgence (en vigueur depuis l’éclatement de la fédération du Mali), il était en droit de prendre des « mesures exceptionnelles pour la sauvegarde de la République ». La motion sera votée malgré tout, au domicile du président de l’Assemblée nationale, Lamine Guèye.
Mamadou Dia sera arrêté le lendemain et accusé de « tentative de coup d’État » avec 4 autres ministres ; traduits devant la Haute Cour de justice du Sénégal du 9 au 13 mai 1963, et condamnés à 20 ans d’emprisonnement. Le 27 mars 1974, Senghor les graciera, et ils seront définitivement amnistiés en avril 1976 ; un mois avant le rétablissement du multipartisme au Sénégal (puisqu’à la suite de cet événement, Senghor aura instauré un régime présidentiel autoritaire).
En mai 1968, en même temps que les événements français, les étudiants de l’Université de Dakar présentent leurs revendications et se mettent en grève ; les établissements secondaires de Dakar sont occupés ou bloqués, et l’Union Démocratique des Étudiants Sénégalais produit un appel à renverser le gouvernement. L’Union nationale des travailleurs sénégalais réagit en lançant un appel à la grève générale ; qu’il retireront néanmoins quelques heures après. Considérant que cette révolte est sous influence chinoise, tous les ressortissants chinois présents au Sénégal seront expulsés, à l’exception de ceux travaillant dans la culture du riz. La révolte soutenue par une grande part de la population ébranlera profondément le régime. Senghor accédera à certaines revendications, puis démissionnera de la présidence, avant le terme de son cinquième mandat, en décembre 1980. Abdou Diouf, alors Premier ministre, le remplacera à la tête du pouvoir, en vertu de l’article 35 de la Constitution.
Chantre de la Francophonie
Dès les années 60, Senghor aura soutenu la fondation de la Francophonie, et en fut le vice-président du Haut-Conseil. En 1962, il sera l’auteur de l’article fondateur « le français, langue de culture » dont est extraite la célèbre définition : « La Francophonie, c’est cet Humanisme intégral, qui se tisse autour de la terre ». Il théorise un idéal de francophonie universelle qui serait respectueuse des identités et imagine même une collaboration avec les autres langues latines.
En 1969, il enverra des émissaires à la première conférence de Niamey (17 au 20 février) avec ce message :
« La création d’une communauté de langue française sera peut-être la première du genre dans l’histoire moderne. Elle exprime le besoin de notre époque où l’homme, menacé par le progrès scientifique dont il est l’auteur, veut construire un nouvel humanisme qui soit, en même temps, à sa propre mesure et à celle du cosmos. »
Considéré comme l’un des pères fondateurs de la Francophonie, en 1971, Senghor deviendra le parrain de la Maison de la Négritude et des Droits de l’Homme (Musée d’une ville qui fut la seule à écrire un cahier de doléance pour l’abolition de l’esclavage). En 1982, il sera l’un des fondateurs de l’Association France et pays en voie de développement, dont le principal objectif fut de faire prendre conscience des problèmes de développement que connaissent les pays du Sud, dans le cadre d’une refonte des données civilisatrices. Il fut aussi membre du comité d’honneur de la Maison internationale des poètes et des écrivains de Saint-Malo. Après avoir été désigné Prince des poètes en 1978, il sera élu à l’Académie française, le 2 juin 1983, au 16e fauteuil, où il succède au duc de Lévis-Mirepoix. Il est le premier Africain à siéger à l’Académie française (celle-ci poursuivant ainsi son processus d’ouverture après l’entrée de Marguerite Yourcenar).
En 1993, paraît le dernier volume des Liberté : « Liberté 5 : le dialogue des cultures ». Malade et affaibli, Senghor passe les dernières années de son existence auprès de son épouse, à Verson, en Normandie, où il décèdera, le 20 décembre 2001.
Son corps repose au cimetière catholique Bel-Air à Dakar, où l’y a rejoint en novembre dernier son ancienne épouse Colette Senghor. Le fauteuil numéro 16 de l’Académie française laissé vacant par la mort du poète sénégalais, c’est un autre ancien président, Valéry Giscard d’Estaing, qui le remplace aujourd’hui. Comme le veut la tradition, il rendra hommage à son prédécesseur lors d’un discours de réception, donné le 16 décembre 2004. Confronté au puzzle senghorien, il présentera les différentes facettes de l’homme : « De l’élève appliqué, puis de l’étudiant déraciné ; du poète de la contestation anti-coloniale et anti-esclavagiste, puis du chantre de la négritude ; et enfin du poète apaisé par la francisation d’une partie de sa culture, à la recherche lointaine, et sans doute ambiguë, d’un métissage culturel mondial »