« Le scrutin sur le traité constitutionnel européen a laissé de lourdes traces dans la mémoire des peuples »

Grand Entretien / Propos recueillis par Alain Barbanel

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© Randy Colas / Unsplash

Pour le géographe Jacques Lévy, l’arrivée des partis populistes aux responsabilités dans la plupart des pays européens risque de galvaniser les prochaines élections en confortant un scrutin critique à l’égard d’une Europe jugée trop institutionnelle. Selon lui, la solution à cette crise serait d’aller vers une démocratie interactive qui fasse entendre la voix du peuple.

Jacques Lévy © DRFP /
Odile Jacob

DDV Que vous inspire le mouvement des « Gilets jaunes ». Est-il l’expression d’une « géographie de l’injuste », terme que vous utilisez dans votre dernier essai ?

Jacques Lévy : Il y a à la fois une demande de justice et la perception d’une injustice dont le point de départ souligne une dimension géographique. La revendication initiale portait en effet sur plus de justice en matière de mobilité pour ceux qui utilisent le plus souvent leur voiture, en fonction de l’espace. Les Gilets jaunes ont, sur cette question, aussi leur part d’arbitrage. Ce qui sera intéressant, ce sont les autres avis qui vont se dégager des débats sur des aspirations sociétales qui dépassent le cadre initial de la taxe carbone qui cantonnait ce mouvement à un point de vue seulement de consommateurs. Il ne faudrait pas que cette démarche balaie les dangers que représentent les particules fines pour la santé publique et l’environnement !

Cette « cartographie sociale » aura-t-elle un rôle dans le scrutin des prochaines élections européennes ?

Les Gilets jaunes ont en effet réactualisé la géographie électorale des partis populistes originaires de l’extrême droite puisque l’électorat du Rassemblement national a une cartographie assez proche de ce qu’on peut savoir de la géographie du mouvement. C’est similaire en Europe. La plupart des partis protestataires européens, nationalistes et xénophobes ont aussi une géographie électorale qui ressemble beaucoup à celle de la France : peu de force dans les centres et une grande présence dans le périurbain avec une population qui prône le souverainisme et le repli sur soi et, d’une façon plus globale, l’antisystème. Ce sont les mêmes qui voient l’évolution du monde comme une donnée négative avec une nostalgie du passé, qui en est une composante. Cette population a plus de capital économique que de capital culturel et par rapport à leurs revenus, ils ont peu de diplômes. L’avantage de la ville est qu’on accède à une multitude d’informations, d’événements de nature culturelle. Cette distinction traduit deux approches de la réussite.

Comment expliquer une telle défiance, le mot est faible, à propos de l’Europe ? Le Brexit démontre que sortir de l’Union peut être encore pire…

L’Europe est trop polarisée sur les aspects institutionnels, éludant le pouvoir des citoyens. Ce qu’on a fait de mieux en Europe, c’est le Parlement élu au suffrage universel et représentatif, qui peut être une ressource et un levier. Ce serait moins « lourd » si les citoyens s’en mêlaient davantage. L’Union européenne commence à le comprendre mais le système doit passer par le filtre d’intérêts qui restent très nationaux. Si on privilégie le dialogue entre les États et la Commission européenne, on prend le risque que certains d’entre eux bloquent le système et on a tout intérêt à rendre la légitimité populaire plus active pour franchir les étapes, avec le retour des référendums européens. Le scrutin en 2005 sur le traité constitutionnel européen qui s’était prononcé pour le non, contré par des droits de véto de deux pays ne représentant que 15 % de l’électorat, a laissé de lourdes traces dans les mémoires des peuples. C’est un contre-exemple qu’il ne faut pas réitérer et qui renforce les populismes et l’euroscepticisme. Le destin de l’Europe se jouera en rendant le peuple européen visible grâce à une démocratie directe et représentative.

Pour la première fois, ces élections vont se dérouler avec des gouvernements en Europe ouvertement d’extrême droite. Cet accès aux responsabilités peut-il modifier le comportement des électeurs selon les territoires ?

Les partis populistes sont puissants dans la majorité de l’Europe, sans beaucoup d’exception, sauf le Portugal. Même l’Espagne a un parti de ce type, Vox, qui vient de s’allier avec le Parti populaire pour diriger l’Andalousie. Sans oublier l’Italie, les pays nordiques, la Hongrie, la Pologne, la République tchèque et la Slovaquie. Il est donc probable qu’en arrivant au pouvoir, ces partis vont gagner en légitimité auprès des électeurs qui n’étaient pas encore complètement acquis. Un raz de marée ? Ce n’est pas pour l’heure ce que prévoient les sondages, donc restons prudents. On s’attend à ce que le centre gauche et le centre droit qui gouvernent classiquement le Parlement européen et la Commission perdent la majorité, mais les libéraux et les écologistes devraient garder la main. Je pense que les partis de gouvernement européens ne sont pas directement menacés. En revanche, dans une hypothèse qui n’est pas à exclure, on pourrait assister à une forte progression des partis populistes pour atteindre 30 ou 35 % des sièges, ce qui rendra beaucoup plus difficile la gouvernance du Parlement européen.

Vous évoquez pour l’Europe et pour la France la nécessité d’une démocratie interactive. De quoi s’agit-il ?

C’est l’idée de faire interagir la scène politique et la société civile très en amont des décisions de politique publique et pas seulement au moment où l’on veut vérifier que les gens sont d’accord avec un projet qui a déjà été élaboré. Je pense que la France a besoin d’une démocratie interactive qui complète la démocratie représentative. C’est nécessaire, car notre pays vit sous une forme de « tyrannie » de l’exécutif, avec un système qui est unique en Europe, où le Parlement n’est pas le mode principal de gouvernance, car l’élection du président au suffrage universel direct diminue son poids. Il y a un rendez-vous électoral tous les cinq ans, et la synchronisation entre l’élection présidentielle et les législatives a encore aggravé la situation. Pendant cinq ans, on ne s’exprime plus ! Pendant cette période, les gens ont soit l’obligation de se résigner, soit d’intervenir de façon démonstrative dans la rue, pour infléchir l’action gouvernementale. Même les élections intermédiaires qui fonctionnent un peu comme un super sondage, n’y changent rien, contrairement aux États-Unis, où les fameux midterms impactent directement le Congrès. Cette démarche pourrait aussi parfaitement s’adapter à l’Europe et à ses choix pour l’avenir. L’outil numérique permet aujourd’hui de simplifier considérablement les consultations populaires. Profitons-en !

Quel exemple donneriez-vous pour illustrer cette démocratie interactive ?

Le cas islandais est intéressant en tentant un processus non représentatif dans l’élaboration de la nouvelle constitution. La preuve qu’un grand débat, conjugué à des forums citoyens qui vont analyser la matière produite, est tout à fait possible, même si, au final, ce sont les politiques qui décident. Mais il faut qu’il y ait un dialogue permanent entre la société et le système politique. C’est vrai aussi pour l’urbanisme. En France, le cas de Notre-Dame-des-Landes est emblématique. Si on avait lancé le processus d’échange et d’interaction dès le début, au lieu de fabriquer un projet technocratique, l’aéroport aurait peut-être été construit. Même le référendum, intervenu trop tard, n’a servi à rien. La difficulté est de faire adhérer les partis en place à cette démarche qu’ils craignent car ils perdent la maîtrise des électeurs… Propos recueillis par Alain Barbanel

Jacques Lévy

est géographe, professeur à l’École polytechnique fédérale de Lausanne et à l’université de Reims. Il a reçu le prix international Vautrin-Lud 2018, qui est la plus haute distinction en géographie. Il est également membre du rhizome de recherche Chôros.

 
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Qu’est-ce qu’un espace juste ?

En répondant à cette question, l’ouvrage co-écrit par Jacques Lévy et deux autres chercheurs, ouvre un nouveau champ, celui de la géographie de la justice, n’hésitant pas à démonter les idées reçues sur le prétendu abandon des territoires périurbains et la redistribution de l’argent public. Avec le mouvement des Gilets jaunes, la géographie s’est invitée dans le débat public et renouvelle la question de la justice, centrale en démocratie. Cet essai, fruit de dix ans de recherche, réalisé à partir d’enquêtes faites auprès de citoyens européens, remet sur la table des sujets essentiels : que signifie l’égalité des territoires ? Doit-on répartir les services publics (éducation, santé…) en fonction du nombre d’individus ou de kilomètres carrés ? Comment découper les villes et les régions pour créer des espaces plus justes ? Avec en toile fond cette idée selon laquelle « le juste ne se décrète pas, c’est aux citoyens d’en délibérer ».

Théorie de la justice spatiale. Géographies du juste et de l’injuste, Jacques Lévy, Jean-Nicolas Fauchille, Ana Póvoas, 2018, Odile Jacob, 24,90 euros.

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