François Rachline
D’un côté, la recherche scientifique ne cesse d’ouvrir des questions pour conquérir toujours de nouvelles connaissances. De l’autre, cette forme supérieure de la croyance qu’est la religion s’installe dans des réponses, le plus souvent définitives. L’une se méfie de la certitude tandis que l’autre l’épouse naturellement. Il reste que les êtres humains peuvent croire ou ne pas croire, alors même que leurs diverses convictions s’entrechoquent, sans que l’une d’entre elles puisse prétendre l’emporter une fois pour toutes. Cela ne diminue pourtant pas la constance avec laquelle certaines majorités tentent d’imposer leurs pratiques, au nom d’une révélation ou d’une supposée vérité qui devrait s’affirmer aux yeux de tous, à commencer par les minoritaires. En témoignent le passé comme le présent.
Croyances d’hier et d’aujourd’hui
Hormis les spécialistes de l’histoire des religions, qui se souvient du Mithraïsme, de l’Adoptianisme, de l’Anoméisme, des Sufrites, des Nekkarites ou de l’Hurufisme ? Ces pratiques antiques, chrétiennes et islamistes, ont toutes disparu. D’autres survivent, toutes aussi méconnues. Propres au monde tibétain et hindou, Bön, Jaïnisme, Lingayatisme ; au christianisme, de l’Amérique du Sud à l’Afrique en passant par l’Europe, le Candomblé, le Quimbanda, l’Egungun ; au protestantisme, l’Arminianisme, le Rastafarisme, le Cheondoïsme ; au judaïsme, les Neturei Karta, les Hébreux noirs ; à l’islam, l’Ash’arisme, Ibadisme, les Nizârites ; à d’autres religions, y compris le néopaganisme, le Bourkhanisme, le Vattisen Yaly, le Néodruidisme, le Zuisme, et ainsi de suite. Ces deux séries ne représentent qu’une infime partie des cultes disparus ou encore en exercice. Elles auraient été cinquante fois plus longues si la place ne manquait pas ici. S’il fallait une illustration de la diversité des croyances religieuses, elles en constitueraient la plus manifeste. Chacun aura pourtant noté qu’il ne s’agit là que de minorités, dont certaines ont été jugées hérétiques, et pour cela décapitées, d’autres interdites, d’autres encore confondues d’emblée avec des ennemis irréductibles.
La certitude et l’exclusion
La question des minorités religieuses pose immédiatement celle du rapport à autrui. En la matière, il n’existe que quatre grandes solutions, avec leurs dérivées : l’acceptation, l’ostracisation, la condamnation, l’élimination. Accepter peut se traduire par l’indifférence ou la reconnaissance mutuelle. Ostraciser consiste à identifier pour isoler afin de brimer ou de bannir. Condamner assimile toute différence à une hérésie ou à une menace à combattre sans pitié. Éliminer ressortit au refus absolu de l’autre et conduit au génocide. Ces quatre formes se rencontrent à travers l’histoire et de nos jours encore. En Europe, les Pays-Bas établirent un équilibre entre plusieurs confessions, qui inspira La lettre sur la tolérance à John Locke. Rome commença par persécuter les premiers chrétiens avant de se convertir elle-même. L’Église a poursuivi les juifs durant des siècles, les expulsant ou les brûlant, comme en Espagne sous l’Inquisition. Les guerres de religion se sont traduites en France par l’assassinat et l’exil des protestants. Chaque fois, le principe invoqué pour l’une quelconque des positions reste le même : la détention de la vérité. Cette conviction continue, aujourd’hui, d’empoisonner la vie de millions d’êtres humains, comme en témoigne ce numéro du Droit de vivre, qu’il s’agisse des Yézidis (Kurdistan, Arménie, Géorgie), des Rohingyas (Birmanie), des Chrétiens d’Orient, des Ouïgours (Chine), des Coptes (Égypte), des Assyro-Chaldéens (Turquie, Irak, Iran), des Orthodoxes (Turquie), des Ahmadis (Penjab) ou des Sikhs (Cachemire).
« Certaines majorités tentent d’imposer leurs pratiques, au nom d’une révélation ou d’une supposée vérité qui devrait s’affirmer aux yeux de tous, à commencer par les minoritaires. »
La certitude définitive d’avoir raison est la bombe atomique de l’esprit. Ce que Claude Lévi-Strauss qualifiait d’ethnocentrisme (dans Race et histoire) exprime l’idée fort simple, pour un groupe de personnes, de se prendre pour autoréférence et de rejeter l’autre dans un univers déplorable. Les Apaches opposaient les hommes – membres de leur tribu – aux êtres inférieurs. Suivant Hérode, tous ceux qui ne parlaient pas leur langue étaient désignés barbares par les Égyptiens, comme ceux qui se situaient hors de l’empire par les Romains. De nos jours, la qualification a changé, pas son motif. À la source de ce rejet se trouve chaque fois, sur un territoire donné, dominé par un groupe majoritaire, l’affirmation d’une position prétendument universelle, opposée à une singularité. Une conviction universaliste entraînerait la reconnaissance d’autrui, pas sa négation. Celle qui exclut se fonde sur une ignorance : l’étrangeté de tout être humain. Montaigne notait, au chapitre 11, Livre III des Essais : « Je n’ai vu monstre et miracle au monde plus exprès que moi-même : on s’apprivoise à toute étrangeté par l’usage et le temps ; mais plus je me hante et me connais, plus ma difformité m’étonne, moins je m’entends en moi. »
Le fondement individuel de l’universalisme
Il est probable que dans une démocratie, chaque citoyen n’ait pas médité cette réflexion, mais le principe de ce régime politique est la reconnaissance mutuelle. L’acceptation de l’autre, non comme poids, ennemi ou menace, mais comme partenaire possible et richesse potentielle. C’est ce que rappelle l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme (voir encadré). Les despotismes en tout genre s’accommodent fort mal du respect de l’autre et de ses croyances. Ils refusent de voir que l’universalisme s’édifie à partir du niveau individuel, dès lors que chacun applique la règle simple : ne pas faire subir à autrui ce que l’on ne voudrait pas qu’il nous impose. Il faut encore distinguer ce qui relève d’une décision souveraine de ce qui ressortit au comportement des individus en société, ce que l’on peut appeler la conscience sociale. Dans sa Deuxième dissertation de la Généalogie de la morale, Nietzche notait que « le châtiment est d’autant plus sévère que la communauté est faible. Une société forte en arrive même à protéger le coupable de la vindicte populaire ». Plus forte encore est celle qui entend proscrire toute persécution de l’innocent, quelles que soient ses croyances.