Avocate en droit du travail, Maître Boussard-Verrecchia, active auprès du Défenseur des droits et du Syndicat des avocats de France (SAF), s’est spécialisée dans le droit à la non-discrimination et nous en décrypte les spécificités.
DDV : Comment le droit à la non-discrimination s’est-il imposé en France ?
Emmanuelle Boussard-Verrecchia : Depuis les années 1990, sous l’influence du droit européen, déjà très vigilant sur l’égalité hommes/femmes, des textes de droit sont venus heurter nos stéréotypes français et notre conception même de l’égalité ; ils ont mis en lumière ces notions de discriminations, nous permettant de développer une expertise du concept de discrimination dans d’autres domaines (l’origine, le handicap, la religion, l’orientation sexuelle, etc.). Depuis 2004 le SAF a créé une commission Pour l’égalité et contre la discrimination. Le droit à la non-discrimination, originairement développé en France autour des droits syndicaux, est devenu transverse et s’étend désormais au droit pénal, civil, du travail, etc. La visibilité d’une affaire existe surtout en privilégiant la voie civile, qui permet d’obtenir une réparation plus efficace et de bénéficier d’un aménagement de la charge de la preuve : la victime doit apporter des éléments de faits laissant supposer l’existence d’une discrimination, mais l’employeur ou la société doivent justifier le contraire par des moyens objectifs. C’est un droit de la justification.
La nature de la discrimination est-elle toujours évidente ?
Pas toujours ! Prenez l’exemple d’une femme de 30 ans qui postule pour un emploi : le poids des stéréotypes amène encore trop souvent le recruteur à lui préférer un homme, qui ne sera a priori pas empêché par des grossesses, des congés maternité, des congés maladie, etc. Des discriminations peuvent exister de l’embauche à la rupture du contrat de travail. En fin de carrière, il y a encore aujourd’hui, une grande différence de niveau de salaire et de retraite entre les hommes et les femmes. C’est pire lorsqu’on cumule des critères : une femme, d’origine étrangère et/ ou handicapée subit une double discrimination (Cf. le Baromètre du Défenseur des droits page suivante). En revanche, je reçois aussi des salariés qui ne comprennent pas pourquoi ils sont l’objet de discriminations, et qui éprouvent une vraie difficulté à admettre que la cause en est une de leurs caractéristiques (couleur, origine, sexe, orientation sexuelle, etc.). Ils ont œuvré pendant des années pour s’intégrer, se fondre dans l’esprit d’une entreprise, et se retrouvent en proie à un rejet très violent de ce qu’ils sont, sans aucun lien avec leurs compétences et leur capacité de travail. C’est une très grande injustice, que nous devons combattre avec toutes les armes juridiques dont nous disposons.
Concrètement, comment procédez-vous ?
Nous travaillons étroitement avec le Défenseur des droits, qui peut être saisi par chacun. Puis on demande par le biais du juge à l’employeur l’accès aux données concernant le travailleur et les moyens de comparer la situation du salarié avec celle de ses collègues placés dans une situation équivalente. Une fois établie l’existence d’une discrimination, on peut demander que le salarié soit rétabli dans sa situation (le juge l’accorde fréquemment), un repositionnement salarial par rapport aux salaires des autres, et des dommages et intérêts. Si la situation a eu un impact sur la santé du salarié, on peut demander une indemnisation.
Vous semblez très attachée à la restauration de la dignité des salariés.
C’est souvent ce dernier point qui est fondamental : l’existence d’une discrimination à l’égard d’un salarié n’est pas digne d’une communauté humaine. Entendre du tribunal cette reconnaissance publique de son existence rétablit les gens dans leur dignité, et c’est souvent beaucoup plus important à leurs yeux que le montant de l’indemnité ! Mais les employeurs déploient de gros moyens pour nous débouter, il faut un esprit militant, une flamme pour surmonter les obstacles… Les collèges d’employeurs ne souhaitent pas voir le développement de la notion de discrimination devant les juridictions du conseil des prud’hommes. C’est dommage car l’instance judiciaire est une instance démocratique de régulation des relations sociales, elle concourt à l’harmonie sociale. Il existe dans les entreprises, comme partout ailleurs, des sexistes, des racistes, des homophobes, et l’entreprise ne peut pas surveiller tout le monde. Je regrette l’absence de réflexion philosophique, sociale et sociétale des entreprises sur leur propre rôle d’inscription dans la société. Par exemple, lors des faits de grèves de 1948, la justice avait débouté les mineurs licenciés. Mais la loi Taubira a corrigé : ces dossiers qui avaient perdu à un moment de l’étape judiciaire ont finalement gagné politiquement quelque 70 ans plus tard, en faisant évoluer le droit et les mentalités. Par cette lutte contre les discriminations en entreprise, on travaille aussi à faire accepter la différence pour que chacun puisse participer à l’œuvre commune.
« Des discriminations peuvent exister de l’embauche à la rupture du contrat de travail. »
Que dit la loi ?
Le code du travail prévoit à son article L. 1132-1 une large obligation de non-discrimination pour 24 motifs, parmi lesquels le sexe, la religion, les opinions politiques et philosophiques, l’origine, l’orientation sexuelle. Il s’agit d’une interdiction de traiter défavorablement un salarié en raison de l’un des motifs, notamment en matière de classification, de rémunération ou de licenciement. En fait, sont visés tous les évènements liés au déroulement et à la cessation de la relation de travail. Deux textes plus spécifiques, se superposant à l’article L. 1132-1, visent la discrimination à raison de la grossesse, du sexe ou de la situation de famille (L. 1142-1) et de l’activité syndicale (L. 2141-5). Enfin, l’article premier de la loi du 27 mai 2008, transposant les directives européennes, dispose que la discrimination peut être directe ou indirecte. Pour cette dernière, il s’agit de pratiques, mesures ou critères apparemment neutres mais qui en réalité sont susceptibles d’entraîner un désavantage particulier pour certaines personnes. Par ailleurs, elle reconnaît le harcèlement discriminatoire, caractérisé par tout agissement lié à un des motifs discriminatoires, ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à la dignité d’une personne ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant. Dans tous les cas, un aménagement facilitant la preuve est organisé, afin que la victime puisse faire valoir de façon effective, son droit à ne pas être discriminée.
Emmanuelle Boussard-Verrecchia
Des cas concrets
- Des salariés ont tenu des propos racistes à l’égard d’un prestataire de service intervenant dans l’entreprise. La Cour de cassation a considéré que ces propos constituaient une faute grave et justifiaient le licenciement des auteurs (Cass. soc, 3 décembre 2014, n° 13-22343 et 13-22345).
- Victime de harcèlement discriminatoire en raison de son orientation sexuelle, un salarié a été contraint d’adhérer à un plan de départ volontaire. La cour d’appel de Paris a prononcé la nullité de la rupture du contrat de travail et ordonné l’indemnisation de la victime à hauteur de 600 000 euros, dont 100 000 euros en réparation du préjudice moral (cour d’appel de Paris, 22 juin 2016, n°14/07337).
Comment prévenir ?
- Informer les salariés et agents publics de leurs droits et obligations, en affichant les dispositions légales, en incluant les dispositions relatives au harcèlement discriminatoire dans le règlement intérieur, notamment les sanctions disciplinaires encourues par les auteurs.
- Sensibiliser et former les responsables des ressources humaines et de l’encadrement, sur le cadre juridique des discriminations, notamment sur les risques encourus par l’employeuse ou l’employeur en cas de manquement à son obligation de sécurité.
- Mobiliser la médecine du travail et les instances représentatives du personnel en les associant à la démarche de prévention, par exemple en réalisant un baromètre social tenant compte du ressenti des agents ou des salariés sur les discriminations et le harcèlement.
Les critères de discriminations prohibés par la loi
L’origine, le sexe, la situation de famille, la grossesse, l’apparence physique, la particulière vulnérabilité résultant de la situation économique apparente ou connue de l’auteur de la discrimination, le patronyme, le lieu de résidence, la domiciliation bancaire, l’état de santé, la perte d’autonomie, le handicap, les caractéristiques génétiques, les mœurs, l’orientation sexuelle, l’identité de genre, l’âge, les opinions politiques ou philosophiques, les activités syndicales, la capacité à s’exprimer dans une langue autre que le français, l’appartenance ou la non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une prétendue race ou une religion déterminée (art. 1 de la loi n°2008-496 du 27 mai 2008).