DDV Vous avez dirigé l’Ofpra pendant six ans, soit deux mandats. En êtes-vous parti sur un désaccord ?
Pascal Brice : Collectivement, je crois qu’on a fait progresser les choses. C’est une fierté. J’ai fait aussi le constat qu’à ce moment-là, j’étais arrivé au bout de ce que je pouvais faire en l’état du système et des politiques de l’asile et de l’immigration. J’ai posé des actes qui impliquent que l’Ofpra applique absolument le droit d’asile. Mais il faut tourner le dos à des politiques de dissuasion, ce qui n’était pas tout à fait à l’ordre du jour. J’ai par ailleurs toujours été d’une intransigeance absolue sur l’indépendance de cette institution, car elle me semble indispensable au bon fonctionnement du droit d’asile et à sa mission. Je ne me suis pas fait que des amis.
« Le droit d’asile, rien que le droit d’asile, tout le droit d’asile », ce principe qui vous est cher est-il selon vous remis en cause dans notre pays ?
Je pense qu’il y a une tentation récurrente de peser sur le droit d’asile, ce qui à mes yeux, est contraire à tous les principes fondamentaux non seulement de droit mais de dignité, de valeur, mais aussi d’efficacité et d’ordre. Je maintiens qu’il faut absolument respecter le droit d’asile dans sa spécificité absolue. Mais j’ai aussi acquis la conviction qu’il faut penser une politique migratoire digne de ce nom, notamment pour préserver pleinement ce droit.
Il n’existe pas de politique migratoire. C’est le constat que vous faites ?
Les politiques publiques sont soit dans le déni soit dans des postures très martiales, du style « on va expulser mieux que les prédécesseurs… ». C’est contre-productif de ne pas vouloir aborder ces questions de front. La réalité de l’immigration en France est très décalée par rapport au discours public. On doit aussi faire face à une profusion de normes de droit très mal appliquées dans ce domaine, totalement illisibles à la fois pour les migrants, les fonctionnaires, les travailleurs sociaux, les personnes qui les accompagnent et une amplification de situations concernant des personnes qui n’ont pas droit au séjour, et qui pourraient en disposer… Cette situation est inquiétante et donne à penser que nous n’avons effectivement pas de politique migratoire en tant que telle, pensée et mise en œuvre.
C’est un manque de volonté et de courage politique ?
Depuis au moins 40 ans, tout le monde ou presque semble s’être accoutumé de cette situation, où l’on a du droit à profusion qui n’est pas ou pas bien appliqué, et des situations de non-droit qui se multiplient. Du coup, des gens sont plongés dans l’illégalité et tous les dix ans, on fait, quand on y parvient, des régularisations collectives, ce qui illustre un constat d’échec du droit. Le débat public est trop préempté par des attitudes d’évitement, ou de surenchère avec l’idée qu’il faudrait accueillir tout le monde, n’importe comment et dans n’importe quelle condition. Et dans un climat de tension sociale qui dure, on assiste à des instrumentalisations politiques de tous ordres. Il est temps de changer d’approche. C’est la démarche que nous avons amorcée à quelques-uns.
Justement, vous écrivez dans un récent rapport rédigé par un collège de « praticiens » qu’il « est temps de sortir des postures stériles sur le droit des migrations ». Quelles sont ces postures ?
Au-delà du droit d’asile qui est intangible, je suis de ceux qui considèrent, à tort ou à raison, que dans l’espace de la démocratie qui est le nôtre, dans le respect du droit et des conventions internationales et européennes, nous sommes en droit de mettre des limites au droit au séjour, justes et efficaces avec des règles plus transparentes, plus claires, plus lisibles pour tout le monde. Qu’il s’agisse du droit d’asile, de la protection humanitaire, de la migration professionnelle ou les déplacements climatiques qui sont devant nous. Il faut qu’un consensus social se forge autour de ces questions, qui font aujourd’hui l’objet d’une division qui n’aboutit à rien de bon. Collectivement, ce consensus social doit repartir des fondamentaux de la République pour accueillir dans de bonnes conditions et en faisant respecter les limites.
Qu’avez-vous à préconiser en matière de politique migratoire ?
Il faut avancer vers un principe selon lequel, en droit et en fait, tout étranger dans un délai à fixer et qui serait court, se voit, soit attribuer un droit au séjour, soit à défaut que la reconduite soit effective. Il faut cesser d’être dans des situations de non-droit, trop nombreuses aujourd’hui. Nous avons besoin de systèmes européens qui fonctionnent et qui ne condamnent pas des gens à l’errance pendant des mois avant d’accéder à la procédure d’asile. Voilà pour l’approche fondamentale. Je pense aussi aux gens qui les accompagnent, les fonctionnaires, les agents de préfecture, les travailleurs sociaux, les associations qui travaillent souvent pour rien pendant des mois. C’est un immense gâchis ! Pendant ce temps, trop de gens sont dans la rue et tout le système est bloqué avec des effets nocifs pour la société. Il est urgent de créer une agence de l’asile qui prendrait en compte l’ensemble du parcours, comme un guichet unique placé sous une tutelle administrative, respectueuse de l’indépendance de la décision sur les demandes d’asile, élargie au ministère du logement, des affaires sociales, de la santé, des affaires étrangères… Bref un système où l’on peut accéder rapidement à la demande d’asile avec une décision rapide, respectueuse du droit et qui soit digne. De même, pourquoi ne pas construire une Ofpra européenne regroupant dans un premier temps les principaux pays d’accueil. Je pense que c’est indispensable et que c’est possible. Il faut rapidement aller vers de la reconnaissance mutuelle, dès lors qu’on aurait une pleine harmonisation du travail des agences nationales, condition de dignité, d’efficacité et d’ordre public.
Il y a aujourd’hui plusieurs sujets sur la table qui font débat : l’aide médicale d’État (AME), les quotas d’immigration, les mineurs non accompagnés… Quelle est la bonne méthode pour aborder ces questions sans tabous ?
À propos de l’AME, j’aimerais qu’on s’interroge plutôt sur les raisons pour lesquelles 200 à 300 000 personnes sont sans-papiers, ce qui illustre une situation de non-droit. Il faut se questionner sur le fait que notre système fabrique tant de sans-papiers et comment sortir de cette situation. Les quotas, c’est une forme de fétichisme du chiffre. Personne n’y comprend rien. La vraie question est comment on rouvre la migration de travail parce que nos entreprises en ont besoin et le faire avec les partenaires sociaux pour ne pas peser sur les conditions de travail, les salaires des actifs ou sur le chômage dans notre pays. Enfin, nous constatons une augmentation du nombre des mineurs non accompagnés provenant pour beaucoup de pays africains, souvent suite à des violences familiales. Le système n’est pas adapté et très fragmenté entre les départements. Là encore, nous devons réinsuffler des approches nationales pour harmoniser les conditions de fonctionnement, travailler sur les origines des migrations de ces jeunes, étudier des passerelles pour leur faciliter l’accès au travail. Avec la somme d’expertises que nous avons dans ce pays, j’ai bon espoir que cela puisse se faire dans le respect du droit et la bienveillance.
À lire
Pascal Brice, Sur le fil de l’asile. Six ans à la direction de l’Ofpra, Fayard, 280 p., 19 euros. Pascal Brice livre dans ce voyage au bout de la migration un témoignage poignant mais aussi réaliste des femmes et des hommes qui ont pris le chemin de l’exil. Ses six années passées à la direction de l’Ofpra lui ont permis de se forger une solide vision de ce qu’est la réalité du droit d’asile. Derrière ces contraintes, se livrent des drames humains de Lampedusa à Calais, de Lesbos à Munich, d’Agadez à Valence, avec l’Aquarius, ou en passant par Beyrouth et Paris… Face à ce que l’auteur qualifie « d’immense gâchis », il est urgent d’agir en changeant les méthodes dans le cadre d’une véritable politique migratoire. Un récit qui n’a pas fini d’être actuel !
Qu’est-ce que l’Ofpra ?
L’Ofpra est un établissement public administratif créé par la loi du 25 juillet 1952, en charge de l’application de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, puis de la Convention de New York de 1954. Son rôle est de statuer sur les demandes d’asile et d’apatridie qui lui sont soumises. Depuis 2010, l’Ofpra est placé sous la tutelle administrative et financière du ministère de l’Intérieur mais depuis 2015 il est indépendant dans l’exercice de ses missions.