Communiqué du camp des Milles : les élections ne garantissent pas, à elles seules, la démocratie. Celle-ci est aujourd’hui menacée en France et en Europe, et la Justice a un rôle particulier face à une dérive possible.
C’est l’un des messages forts du colloque « FORCES ET FRAGILITÉS DE L’ÉTAT DE DROIT » qui s’est tenu le 4 février 2022 au Site-mémorial du Camp des Milles devant plus de 180 magistrats, avocats, universitaires, mais aussi en présence de parlementaires et du Sous-Préfet d’Aix-en-Provence. La force symbolique et la résonance de ce lieu au regard du thème traité ont été soulignées par la plupart des intervenants et en particulier par Monsieur Renaud Le Breton de Vannoise, Premier Président de la Cour d’Appel, dès son intervention introductive. «La mémoire est en effet au fondement de la conscience morale» comme cela a pu être souligné. Ce colloque était aussi retransmis en direct à la Faculté de droit et à l’Institut d’Études Politiques d’Aix. Il fait suite à des journées de formation organisées au Site-mémorial pour de hauts magistrats du ressort dans le cadre d’un partenariat renforcé entre la Cour d’Appel d’Aix et la Fondation du camp des Milles, et à la parution en 2021 de l’ouvrage Rendre la justice coordonné par Robert Salis (Calmann Levy ed.).
Robert Badinter, ancien président du Conseil constitutionnel, ancien garde des Sceaux, et parrain de l’événement, déclare, en ouverture des discussions, sa grande inquiétude pour l’Europe démocratique devant l’émergence de soi-disant « démocraties illibérales » : «Pareille dénomination constitue plus qu’un oxymore juridique. Elle est un défi jeté à la démocratie et aux libertés publiques et individuelles qui ne sauraient en être dissociées. Car il n’y a pas de démocratie contemporaine sans État de droit fondé sur les libertés. Et pas de liberté non plus hors d’une démocratie respectueuse de l’État de droit. (…) La démocratie implique au départ l’élection de ses dirigeants à intervalles réguliers (…) Est-ce à dire pourtant que ces élections suffisent à elles seules à assurer les libertés publiques et individuelles ? La réponse est évidemment non (…) Et la première garantie de l’État de droit, je le rappelle ici, c’est une justice indépendante qui en assure le respect».
Trois questions clés ont été abordées par les table-rondes successives et leur dix-huit intervenants, pour la plupart hauts magistrats (lire le programme) :
– Une prééminence irréversible du droit ? Au regard de l’histoire et des dérives et menaces actuelles, comme au regard de nos engagements internationaux, de notre Constitution et des contraintes de gestion des crises.
– Une indépendance de la justice reconnue et respectée ? En théorie (séparation des pouvoirs et statuts des composantes de l’autorité judiciaire) comme en pratique, telle que vécue par les acteurs de la justice face aux facteurs d’affaiblissement de l’autorité judiciaire.
– Une conscience suffisamment partagée des enjeux de l’État de droit ? Chez les fonctionnaires et relais d’opinion ainsi que chez les citoyens et à l’épreuve des réseaux sociaux.
Tout au long de la journée, chacun a remarqué que de nombreux points sensibles n’ont pas été éludés et ont pu être approfondis. Parmi eux :
– Les fondements historiques et les contenus de l’État de droit (principe d’égalité, séparation des pouvoirs, garantie des droits fondamentaux, lutte contre l’arbitraire et les violences, principe du contradictoire) ;
– Les difficultés principielles et pratiques posées par les états d’exception en démocratie face au terrorisme et à la pandémie (compromis qui ne doivent pas compromettre l’État de droit et qui appellent une vigilance du juge d’autant plus nécessaire) et par l’équilibre difficile entre sécurité et libertés (rôle effectif des contrepouvoirs législatifs et judiciaires, importance des questions prioritaires de constitutionnalité (QPC), émergence de « droits indérogeables », question des assignations à résidence…) ;
– Les moyens insuffisants de l’institution judiciaire dont l’autorité est ainsi affaiblie;
– Le statut des Parquets (lié aux questions de la nomination des magistrats du parquet et d’un éventuel statut européen des magistrats) ;
– L’analyse des menaces et des dérives antidémocratiques (notamment par les outils pluridisciplinaires du camp des Milles), mais aussi, face à celles-ci, les évolutions possibles de la jurisprudence actuellement « restrictive » dans la sanction des abus haineux de la liberté d’expression qui menacent aujourd’hui la démocratie elle-même – notamment sur les réseaux sociaux- ainsi que, plus largement, les résistances possibles des juges à d’éventuelles lois injustes, en s’appuyant sur les droits fondamentaux (principes généraux, Constitution et Convention européenne des droits de l’homme), sur leur déontologie et sur leur conscience, véritable « boussole des juges », qui n’a que trop peu été efficiente aux débuts de l’affaire Dreyfus comme sous le régime de Vichy.
En synthèse conclusive de cette journée de réflexion, Madame Dominique Lottin, membre du Conseil constitutionnel, a rappelé que le monde autour de nous a changé, mais que nos institutions demeurent pour défendre notre idéal démocratique. Les menaces ont changé de forme. Elles se sont faites plus insidieuses, utilisant les peurs de nos concitoyens et leur précarité. Les discours simplistes et populistes qui s’en font l’écho et l’utilisation des réseaux sociaux qui distillent fausses informations et propagande, sont aujourd’hui très difficiles à combattre. Et de rappeler que la démocratie n’est pas un état naturel. C’est un combat et une prise de conscience quotidiens. Et ce combat pour la justice et le respect des droits fondamentaux n’est pas non plus un combat de spécialistes. Nous devons savoir écouter les peurs, les inquiétudes, les fractures de la société pour mieux savoir évoluer et y répondre. Nous devons savoir expliquer à chacun que le combat pour l’État de droit c’est d’abord et avant tout le combat pour le respect de ses droits fondamentaux : le droit d’être libres, égaux, d’aller et venir, de penser, de manifester, de travailler. Madame Lottin ajoute enfin que les libertés individuelles ne peuvent s’exercer que dans le respect des droits et des devoirs des citoyens et du bien vivre ensemble. La société démocratique n’existe plus si elle n’est que la juxtaposition des droits de chaque individu. Il convient en particulier de faire appel à l’implication et à la créativité des jeunes tout en éduquant au « commun », en tirant les enseignements du passé, en transmettant le «courage de mémoire cher à Alain Chouraqui ».
Ce qui rejoint l’appel lancé au cours du colloque à « l’avènement d’une citoyenneté renforcée » en plus des garanties institutionnelles.
Les échanges avec la salle ont porté principalement d’une part sur la levée de l’anonymat afin d’apaiser les réseaux sociaux en affirmant la responsabilité des internautes, et d’autre part sur le renforcement de la répression contre les menées anti-démocratiques dont il ne faut pas se résigner à ce qu’elles s’en prennent déjà moralement et physiquement aux défenseurs des libertés.
Informations et contacts pour obtenir des éléments complémentaires (y compris enregistrement ou interviews)
Claudie Fouache : claudie.fouache@campdesmilles.org – 06 67 90 03 60
Charlotte Revol : charlotte.revol@justice.fr – 04 42 33 80 18