Théâtre des Halles : 4 rue Noël Biret / 4 rue Roi René, salle Chapelle. Du 7 au 26 juillet, à 11h (sauf les jeudis). Mise en scène Jean-Baptiste Sastre et Hiam Abbass. Durée : 1h30 (dès 16 ans).
Un grand texte, une adaptation remarquable, une interprétation magistrale : courez sans attendre au théâtre des Halles, tous les jours à 11h (relâche les jeudis), pour voir L’Écriture ou la vie d’après Jorge Semprun, mis en scène par Jean-Baptiste Sastre et Hiam Abbass, joué par les mêmes et par Géza Röhrig (oui, l’acteur qui joue Saul dans Le fils de Saul). Spectacle bouleversant, d’une force et d’une délicatesse inouïe.
Pour réussir leur adaptation, ils ont dû recomposer le récit, notamment la chronologie, supprimer par exemple toutes les scènes où ce grand séducteur de Semprun s’entretient avec ses conquêtes féminines pour ne conserver que les thèmes essentiels : l’horreur, le mal absolu, l’indispensable recours à l’artifice en littérature, et la nécessité de choisir entre l’écriture qui est en train de le tuer et la vie.
Non pas qu’il ait des difficultés à raconter Buchenwald (le langage peut tout, rien n’est inexprimable) mais parce que ce récit l’entraîne inexorablement vers la mort, lui qui pourtant a traversé la mort dans le camp (il ne se voit pas comme un survivant, qui a échappé à la mort, mais comme quelqu’un qui a traversé la mort ou que la mort a traversé.) Il choisit la vie, et entre dans une longue période d’amnésie où il renonce à être lui-même, c’est-à-dire un écrivain. La pièce raconte les étapes au terme desquelles l’auteur peut enfin, plus de quarante ans plus tard, entreprendre son récit.
Comment garder les yeux secs quand Jean-Baptiste Sastre – Semprun raconte la mort de Georges Halbwachs, le regard d’horreur des soldats britanniques incapables de soutenir son regard halluciné, le jour de la libération du camp, ou la scène où un vieux militant communiste révèle avec fierté à Semprun que ce qui lui a sauvé la vie, c’est qu’un communiste chargé d’enregistrer l’état civil de ceux qui entraient au camp, ne l’avait pas inscrit comme étudiant, ce qui l’aurait d’avance condamné, mais comme ouvrier spécialisé ( « stucateur », en l’occurrence), le commentaire du vers célèbre de Celan, « la mort est un maître d’Allemagne ». (Non, dit Semprun, la mort est un maître de l’Humanité) ?
Ou quand Hiam Abbas, actrice palestinienne qui représente dans la pièce quelque chose comme une allégorie de la souffrance et de la mort, psalmodie le kaddish ? Ou encore lorsque Géza Röhrig raconte, en hongrois traduit par Jean-Baptiste Sastre, dans un échange de gestes d’affection et de tendresse humaine, comment Semprun et un déporté juif hongrois découvrent, dans un amoncèlement de cadavres, un survivant qui agonise en récitant lui aussi le kaddish – et qu’ils vont sauver ?
La Chapelle du théâtre des Halles est petite, précipitez-vous, battez-vous pour avoir des places. Vous nous remercierez !
Abraham Bengio
Cher Jorge Semprun,
Je peux vous rassurer , la relève est assurée. Vous avez été entendu et votre voix est toujours parfaitement audible.
Et la « mémoire charnelle » dont vous redoutiez l’extinction avec la disparition des derniers témoins (de Buchenwald vous concernant) est restée. Vivante. Portée de manière incandescente par quelques voix puissantes, quelques merveilleux acteurs qui l’incarnent magnifiquement. Ils mettent en acte, du lieu de leurs corps votre histoire de déporté dont l’écriture longtemps différée par la nécessité de choisir entre l’écriture ou la vie, vous fut imposée lorsque Primo Levi choisit, un triste 11 avril 1987, le jour anniversaire de la libération du camp justement, d’un geste désespéré, de se taire. Un silence définitif qui désormais vous enjoignait de prendre le telais, prendre la parole.
Oui, comme vous l’écririez et comme nous l’entendrions dire par ceux à qui vous prêteriez votre voix : « Parler est impossible, mais se taire est interdit ».
Et c’est alors que vous écririez la vie qui vous avait choisi comme témoin de ce que l’homme peut de monstruosité, vous obligeant à côtoyer une mort partout présente. L’écriture ressuscitait alors avec vos souvenirs quelques uns de vos camarades, de vos frères, comme Maurice Halbwaks, qui fut votre professeur et que vous avez assisté du mieux que vous pouviez lorsque la dysenterie l’emporta. L’écriture vous obligeait alors à observer, regarder en face « l’inhumain » dont est capable l’humain. C’est ce regard que vous avez pu voir dans le celui épouvanté des premiers qui vous libéraient ( officiers britanniques et français) qui ouvre votre récit. Ce que les bourreaux avaient fait de vous était une image de leur propre âme que nous ne pouvons pas ne pas regarder en face.
L’obligation de voir, le devoir de cette mémoire, c’est cela qui nous est offert par Jean Baptiste Sastre et son équipe.
Ces merveilleux comédiens nous montrent , rendent visible, audible à travers votre histoire singulière, l’humanité entière. Ainsi Hiam Abbas derrière son masque blanc universalise le kaddish en le psalmodiant, et dans le hongrois de Geza Rohrig ( qui interpréta Saul dans Le fils de Saul de László Nemes) on entend le yddish de tous ceux pour qui le kaddish ne fut pas prononcé.
Oui, cher Jorge comme vous seriez heureux de voir ce que Jean Baptiste Sastre et Hiam Abbas ont fait de votre « écriture » et de votre « vie ». Du vrai théâtre. Qui nous fait voir. Qui nous montre. Du théâtre ; spectacle Vivant.
Pascale Lemler