Le 25 avril 2023, au Mémorial de la Shoah, une table ronde était organisée avec Irène Kamanzi (congolaise, rescapée) Marcel Kabanda (historien franco-rwandais et président de Ibuka) Aloys Tegera Buseyi (historien congolais) Bernard Maingain (avocat belge).
Table ronde hallucinante avec des témoignages atroces : entre autres projection d’une scène d’anthropophagie, où un homme brûlé vif est mangé par ses meurtriers – scène insoutenable, mais qu’il faut accepter de voir car elle donne la mesure de cette démesure qui a lieu dans le Kivu, à l’est de la RDC, où les Tutsi sont la cible des milices FDLR (forces de libération du Rwanda) les troupes des FAR (forces armées rwandaises, l’armée génocidaire passée avec armes et bagages au Congo en juin/juillet 1994) et des interahamwe (les milices génocidaires). L’arrivée massive de ces réfugiés en 94 a réactivé une hostilité aux Tutsi, latente au Congo, l’hostilité aux Banyarwanda (les Rwandais, Tutsi, Hutu et Twa, présents depuis le XIXème siècle) réputés étrangers se spécifiant en hostilité viscérale et démente aux Tutsi.
Parmi les multiples facteurs causes de cette situation et évoqués hier soir (la politique locale, encouragée par LD Kabila, et non démentie après lui, la contamination par le génocide au Rwanda etc) il ne me semble pas déplacé de faire la part de la longue histoire, c’est-à-dire du rapport à la colonisation et à la spécificité du Congo. Buseyi l’a évoquée. La mention de Léopold II qui après la conférence de Berlin (conférence à l’initiative de Bismarck, qui entre nov 1884 et février 1885 régla le sort de l’Afrique) fit du Congo sa propriété privée, source d’une richesse immense avec l’exploitation de l’ivoire et du caoutchouc – mais exploitation menée au prix de la pratique d’une cruauté systématique, voire systémique (les fameuses mains coupées, la chicote etc) Il me semble utile de rappeler l’extraordinaire nouvelle de Joseph Conrad « Le coeur des ténèbres », dont le cadre, non nommé dans le récit, est le Congo (avec ces officiers qui collectionnaient les têtes d’indigènes et en faisaient des murailles, etc : tout cela transposé par Francis Ford Coppola dans Apocalypse now) : et ces derniers mots du personnage central, à côté de sa devise «exterminez toutes ces brutes » : «l’horreur, l’horreur ».
« L’horreur, l’horreur », c’est à mon avis la clé, l’affect de ce que nous nommerons plus tard un génocide, et indéductible pour Conrad de l’enchevêtrement des causes politiques, économiques, historiques, culturelles. L’horreur de ce coeur des ténèbres, du « continent noir » mais dont Conrad (contrairement au Sarkozy du discours de Dakar recopiant par ses plumes interposées, et sans le savoir, Hegel, l’immense penseur du début du XIXème siècle, qui continue à inspirer et fonder notre modernité) fait l’image en creux, la vérité indicible de l’Europe. « L’horreur », correspondant à ce que Véronique Nahoum-Grappe a nommé il y a peu « imaginaire génocidaire ». Notre imaginaire, selon Conrad, tellement prophétique ici.
Un « détail » insolite rapporté par maître Maingain : parmi beaucoup de personnages propagateurs de la haine raciste au Kivu un avocat, maître Joël Kitenge, revendiquant son appartenance à la FIDH. Bien sûr on peut raisonnablement douter que les instances de la FIDH aient conscience ou même soient informées de cet état de fait scandaleux. Ce détail pourtant connote à sa manière la situation si profondément évoquée par Conrad : depuis notre bienveillance et notre rationalité occidentale nous n’avons pas accès à « cela », le « es » freudien (wo es war soll Ich werden, là où était le ça, le moi doit advenir) nous n’avons pas accès à l’obscur du cœur des ténèbres, qui est pourtant notre obscur à nous, aussi exotique qu’il paraisse, la possibilité impossible et cependant toujours en suspens du génocide.
Alain David
Délégué à la CNCDH