Ce 25 septembre 2023 la secrétaire d’Etat auprès du ministre des armées en charge des Anciens combattants et de la Mémoire, Madame Patricia Mirallès, a prononcé un discours d’hommage aux Harkis.
Ce discours, commémorant la soixantième année de la création des premiers camps de forestage, s’inscrit dans la continuité d’une reconnaissance qui avait commencé avec Jacques Chirac, s’était poursuivie avec Nicolas Sarkozy, puis François Hollande et enfin Emmanuel Macron. Ce qui est ainsi exprimé, de président en président, c’est la culpabilité de la France : « à quel point la France a pu manquer à sa parole et la République à ses promesses, » reconnut d’entrée de jeu Patricia Mirallès. Culpabilité envers les Harkis, donc, qui entraîna, il y a deux ans, une demande de pardon adressée par le président Macron, et l’année dernière le vote d’une loi (le 23 février 2022) loi impliquant l’ouverture d’un droit à réparation pour les Harkis ayant séjourné dans des camps et des hameaux de forestage (loi cependant insuffisante pour beaucoup de Harkis dans la mesure où elle ignore ceux qui sans avoir connu les camps ont subi cependant des conditions de vie parfois encore plus précaires, par exemple dans certains corons du nord. Ceux-là, exclus des réparations, ne font-ils pas soixante ans après, à nouveau l’expérience douloureuse d’une discrimination ? )
Mais ce n’est pas ce caractère incomplet de la loi qui interpelle ici la Licra. Les Harkis auront à régler de leur côté, en tant que groupe particulier, avec le gouvernement, la question des réparations. En revanche ce qui a motivé l’engagement de la Licra et qui continue à le motiver c’est la question de la reconnaissance, de la reconnaissance quant à l’histoire, quant à l’humanité, quant à ce qu’on peut désigner comme la dimension d’universalité qu’il faut accorder à l’histoire particulière des Harkis : après le 19 mars 1962, désarmés par les militaires français conformément aux accords d’Evian, empêchés pour une bonne part d’entre eux de venir en France, les Harkis ont été livrés à une populace déchaînée, ils ont été lynchés, torturés, massacrés, dans des conditions de sadisme effroyable et systématique – eux, leurs proches, leurs familles – tous, hommes, femmes, vieux et jeunes, portant sans distinction comme un stigmate ce nom désormais maudit : « Harkis ». Ceci pour 60000 d’entre eux selon l’évaluation moyenne des historiens. Faut-il parler de « crime contre l’humanité » ? L’expression certes fait polémique et doit être livrée à la discussion instruite des juristes et des historiens. Une chose est néanmoins avérée, c’est qu’ils furent tués non pour ce qu’il auraient fait (aucun tribunal ne fut réuni pour le dire) mais pour ce qu’ils étaient – des Harkis selon cette assignation identitaire à laquelle les a renvoyés la tragédie de l’histoire. C’est là d’abord le sens de l’implication de la Licra : l’être que l’on tue au prétexte de ce qu’il est, est nié dans son humanité, et devient par là-même (je pense àl’immortel poème de Villon « Frères humains qui après nous vivez… ») mon frère en humanité.
Selon cette raison (il faut peut-être prendre le risque de le dire ainsi) nous sommes tous des Harkis.
Durant la cérémonie on a, très légitimement, mis en avant l’injustice, la promesse trahie, la responsabilité des autorités de 1962 et des années qui ont suivi. À quoi s’est superposée, abondamment dans les différents discours, d’une façon qui pourra cependant sembler discutable, l’expression « mort pour la France » (car faut-il mêler « la France », l’emphase de cette expression, à l’engagement dans une guerre coloniale, injuste comme telle : quand bien même la souffrance de chaque victime reste comme telle sainte, irrécusable et mérite d’être honorée). Quoi qu’il en soit, à ce niveau, la parole, celle des protagonistes, est renvoyée d’abord aux Harkis, leur cause demeure, de manière insubstituable, la leur, attestant d’une histoire douloureuse mais comme telle particulière.
Je pense qu’il faut certes saluer et honorer cette douleur harkie. Mais aussi qu’il faut aller plus loin, vers ce qu’elle comporte d’universel : la Licra insiste en effet pour souligner que le destin des Harkis touche à celui de l’humanité. Or cela même, du fait de l’absence dans le cérémonial de la commémoration, des 60000 victimes de 1962, lesquelles, pas une seule fois, ne furent mentionnées – et qui, hommes, femmes, jeunes et vieux, furent assassinées gratuitement et non au nom de la France – n’aura pas été dit ce 25 septembre.
J’aimerais ajouter, parce que ces cérémonies commémoratives confiées aux préfectures ont vocation à inscrire l’Universel dans les multiples facettes de la mémoire nationale, que l’ignorance de cette nuance d’inconditionnalité qu’apporte la catégorie de crime contre l’humanité est récurrente aujourd’hui. L’effacement de cette dernière au bénéfice de la pseudo lucidité revendiquée par la Realpolitik – pseudolucidité qui régulièrement, du Rwanda à l’Ukraine, se révèle tout compte fait naïve pour méconnaître le vrai registre du réel – l’attention portée à l’autre homme – pèse de plus en plus dangereusement dans le débat contemporain, menaçant par là-même dans ses fondements ce que nous nous plaisons à considérer comme la démocratie.
Alain David