Écrivain majeur sous la Troisième République, Anatole France (1844-1924) est aux côtés d’Émile Zola, au moment de l’affaire Dreyfus. Il est l’un des signataires de la « pétition des intellectuels » demandant la révision du procès de Dreyfus. Il dépose, comme témoin de moralité, en faveur de Zola, lors du procès de ce dernier, le 19 février 1898. Il participe à la création de la Ligue des droits de l’Homme, en 1898, dont il rejoint le comité central, en 1904. Proche de Jean Jaurès, il collabore au quotidien L’Humanité. Intellectuel engagé, il affiche des positions anticolonialistes, hostiles au traité de Versailles (1919), qui écrase l’Allemagne après la Grande Guerre, et critiques envers le Parti communiste français. Il reçoit le prix Nobel de littérature en 1921. Nous reproduisons ci-dessous le discours qu’il prononça sur la tombe d’Émile Zola (mort le 29 septembre 1902), lors d’une manifestation organisée par la Ligue des Droits de l’Homme, le 19 juillet 1906.
Esprit généreux et lucide. Zola se montra, dans la défense d’un innocent, aussi admirable par la clarté de sa raison que par la fermeté de son courage. Rien de cette affaire, obscurcie à dessein, ne lui avait échappé.
Les criminels étaient nombreux et puissants. Il vit le danger et il y marcha. En découvrant, au prix de son repos, au péril de sa vie, la Vérité voilée et la Justice ensevelie, il a bien mérité de sa patrie et de l’humanité. Dans le triomphe du droit, qu’il annonça et qu’il ne lui fut pas donné de voir, nous venons, sur sa tombe, consulter sa mémoire et prendre exemple et conseil d’un si grand citoyen.
De cette terre funéraire ne montent ni suggestions violentes ni débiles pensées. Oh ! si les criminels et leurs complices nous croient animés d’une ardeur de vengeance et craignent d’implacables représailles, qu’ils se rassurent. Il y a huit ans, au plus fort de la lutte, quand ils armaient contre nous la violence, l’outrage et la calomnie, quand ils excitaient contre nous la foule ignare et que, dans les rues, volaient sur les défenseurs de la Vérité les pierres et les cris, j’en atteste l’homme de courage et de bonté étendu sous cette pierre, en ces jours scélérats, pas un seul moment une pensée de vengeance n’a traversé nos cœurs.
Vous qui avez à tant de fermeté uni tant de douceur, Emile Zola, vous savez de quelle pitié se trempaient nos colères et quelle amère tristesse nous inspiraient l’infamie de quelques-uns, la lâcheté de plusieurs, l’ignorance et l’erreur du plus grand nombre. Tels nous étions dans la lutte, tels nous nous retrouvons aujourd’hui.
La victoire ne nous a ni surpris ni changés. Nous sommes sans ressentiment, mais non pas sans mémoire.Qu’on ne nous demande pas d’oublier. Nous ne le pouvons pas, nous ne le voulons pas. L’amnistie, les pouvoirs publics l’accordent ou la refusent à leur volonté. Elle est d’ordre politique. Mais les peuples ne pardonnent pas.
Amnistiés ou non, les criminels relèvent également des jugements de la conscience humaine. Il n’y a pas d’amnistie devant l’histoire. Citoyens, nous ne sommes pas l’Etat, nous sommes le Peuple. Nous n’avons pas le droit d’amnistier, nous n’avons pas le droit d’oublier.
Quoi, les faussaires et les parjures balbutient encore l’apologie de leurs crimes et nous craindrions d’honorer d’un culte public la mémoire des héros et des justes qu’ils ont calomniés, injuriés, persécutés, emprisonnés comme Picquart, fait mourir de douleur et d’indignation comme Scheurer-Kestner, Grimaux et Trarieux ?
Et nous garderions entre les victimes et les bourreaux l’odieuse impartialité du silence ? Qu’ils le sachent, ceux qui demandent hypocritement l’apaisement ! Notre soif de justice ne sera jamais apaisée.
À quelle honteuse modération voudraient-ils nous faire descendre ? Haïr modérément le mensonge et le parjure ? Détester modérément les faussaires, dénoncer modérément les scélérats encore puissants et chargés d’honneurs ? Non ! Non ! Nous ne serons pas modérément justes, nous ne serons pas médiocrement indignés, nous gardons aux vieux crimes des haines toujours neuves. Citoyens, l’intérêt de la patrie et l’intérêt de l’humanité sont inséparables. Pour la patrie, pour l’humanité, nous réclamons toutes les justices et toutes les réparations. À quoi servirait l’effort de tant d’hommes de cœur, si nous renoncions à tirer de l’affaire Dreyfus toutes ses conséquences et si nous en laissions arrêter les effets…
Mais nous le voudrions que nous ne le pourrions pas. Il n’est en la puissance de personne de briser un tel élan des âmes sur la voie infinie où l’on trouve sans cesse, et sans cesse on désire, plus de justice et de bonté.
De l’affaire Dreyfus est sorti tout un mouvement de pensée et tout un ordre de choses.
C’est la fin d’un monde, l’agonie et la mort d’un monde d’iniquité, d’oppression et de mensonge. Et c’est la genèse d’un monde encore mal affermi qui portera sur son écorce, pour longtemps mince et fragile, les demeures de la paix et de la justice.
Travaillons à l’édification de ces demeures augustes, travaillons à rendre autour de nous la vie meilleure. Travaillons à nous rendre meilleurs nous-mêmes.
Voilà les conseils qui sortent de cette tombe.
Ne la quittons pas sans la saluer de ce cri dont l’assemblée équitable et réparatrice a fait un texte de loi : « Zola au Panthéon ! »¹.
¹ La proposition de loi « relative à la translation des cendres d’Émile Zola au Panthéon » fut adoptée le 13 juillet 1906, au lendemain de la réhabilitation d’Alfred Dreyfus, par une Chambre qui venait de voter sa réintégration dans l’armée.