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1 jour, 1 texte. Numéro 74 / Albert Memmi, « L’hétérophobie, peur agressive d’autrui », Paris, Grasset, 1985

Albert Memmi est né à Tunis, le 15 décembre 1920. Fréquentant le lycée Carnot, il obtient son bac en philosophie et commence des études dans cette discipline à l’université d’Alger. À Tunis pendant la Seconde Guerre mondiale, il connaît l’occupation allemande et les camps de travail forcé.

À la Libération, il reprend ses études à Alger, puis à Paris. Il enseigne au lycée Carnot de Tunis. Après l’indépendance de la Tunisie, en 1956, il est nommé à l’École pratique des hautes études, à HEC, puis à l’université de Nanterre (1970).

En 1953, il publie son premier roman, La Statue de sel, préfacé par Albert Camus. En 1957 paraît Portrait du colonisé, précédé du portrait du colonisateur, préfacé par Jean-Paul Sartre, qui décrit les relations d’interdépendance entre l’un et l’autre de ces acteurs, et le rapport de domination qu’exerce automatiquement, dans le cadre colonial, le second sur le premier. Son œuvre littéraire explore le racisme et l’identité juive. Albert Memmi est mort le 22 mai 2020, à Paris.

Depuis 1985, il était membre du comité d’honneur de la LICRA. Dans le texte qui suit, extrait de son livre Ce que je crois (Grasset, 1985), il définit le concept d’ « hétérophobie » – qu’il a forgé, comme une peur de l’autre, naturellement présente chez l’Homme, et qui peut évoluer en racisme.

« Il nous faut admettre, en même temps, ces deux constats : le racisme est insoutenable, par n’importe quel esprit, même médiocrement doué, et il y a en nous quelque chose qui, presque malgré nous, nous pousse, sous une forme ou sous une autre, à le soutenir. C’est contradictoire, embarrassant et assez terrible. Ce moteur inlassable, inusable, jusqu’ici en tout cas, j’ai proposé de l’appeler, d’un terme qu’il m’a fallu forger : l’hétérophobie ou la peur agressive d’autrui. Ce malaise diffus devant les autres, il est aussi difficile d’en rendre compte que de l’amour d’autrui, avec lequel, heureusement, il coexiste. »

(…) Cette réaction, à base de peur et de concurrence, ne relève pas seulement du délire : elle a une fonction : elle fut et, en un sens, reste vitale pour l’espèce humaine. Pour survivre, l’homme a dû souvent défendre son intégrité et ses biens et, à l’occasion, s’approprier ceux d’autrui, biens mobiliers et immobiliers, aliments, matières premières, territoire, femmes, biens réels ou imaginaires, religieux, culturels ou symboliques. De sorte qu’il est à la fois agresseur et agressé, terrifiant et terrifié. Car, puisque chacun en fait autant, on ne sait plus où commence ce cercle infernal de la défense et de l’agression. Cela fait partie de notre histoire et de notre mémoire collective ; et avons-nous vraiment changé depuis ? »

(…) Ce refus terrifié et agressif d’autrui n’est pas encore exactement le racisme. Mais le racisme est une élaboration discursive, une justification de ces émotions simples. Il m’a semblé nécessaire de distinguer ces deux niveaux et de les nommer différemment. Sinon, personne n’avouerait son hétérophobie, avec laquelle nous devons pourtant composer pour mieux exorciser le racisme. Inutile de soupçonner et d’accuser tout le monde : sommes-nous tous racistes ? Non, mais nous sommes tous exposés à l’hétérophobie. Le raciste vient se greffer sur ce fond commun, et se singularise selon la tradition culturelle de chacun, et la victime occasionnelle qu’il rencontre. C’est la société, notre langage, notre littérature, qui nous proposent complaisamment des moules, des casiers déjà préparés où ranger nos émotions.

(…) Le racisme est une misérable machine de mots pour justifier notre hétérophobie et en tirer profit. Discours aberrant et intéressé de l’hétérophobie, le racisme n’est qu’une illustration particulière d’un mécanisme plus vaste qui l’englobe. »

(Albert Memmi, Ce que je crois, Paris, Grasset, 1985, pp. 198-199)

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