James Arthur Baldwin est né à Harlem (New York, USA) le 2 août 1924. Fuyant les discriminations raciales et souhaitant vivre son homosexualité hors du milieu afro-américain, il quitte les États-Unis pour la France en 1948. C’est là qu’il écrit son premier roman, La Conversion (1953). Il écrit également à cette époque La Chambre de Giovanni (1956), qui deviendra un classique de la littérature gay. Il retourne aux États-Unis où il vit de 1957 à 1970 et s’implique dans le Mouvement des droits civiques. Paru en France en 1963, La Prochaine fois, le Feu (The Fire Next Time) analyse la place des Noirs dans la société américaine et le racisme, d’un point de vue psychologique, chez les Blancs. L’essai se veut un ultime appel à la modération avant la confrontation des radicalités qui s’expriment des deux côtés. En 1970, Baldwin s’installe à Saint-Paul-de Vence (France). C’est là qu’il décède, le 1er décembre 1987.
Dans cet extrait de La Prochaine fois, le Feu, l’écrivain décrit le traitement des Noirs dans l’armée américaine, pendant la Seconde Guerre mondiale, et le tournant que cette expérience constitua.
« La façon dont furent traités les Noirs pendant la Deuxième Guerre mondiale marque à mes yeux un tournant des relations des Noirs avec les États-Unis. Très brièvement et un peu trop simplement pourrait-on dire qu’une certaine espérance est morte, qu’un certain respect pour les Américains blancs a disparu. On commença à avoir pitié d’eux, ou à les haïr. Il faut se mettre dans la peau d’un homme qui porte l’uniforme de son pays, est très susceptible de mourir pour sa défense et qui se fait traiter de « NIGGER » par ses compagnons d’armes ou ses officiers ; à qui reviennent presque toujours les tâches les plus pénibles, les plus répugnantes, les plus basses ; qui sait que le G.I. blanc a fait savoir aux Européens qu’il n’est qu’un être inférieur – autant pour la sécurité sexuelle de l’homme américain – qui ne danse pas dans les Foyers du Soldat le soir où les soldats blancs y dansent et qui ne boit pas dans les bars où boivent les soldats blancs, et qui voit les prisonniers de guerre allemands traités par les Américains avec plus d’égards que lui-même n’en a jamais reçu. Et qui en même temps, en tant qu’être humain, se sent beaucoup plus libre qu’il ne lui avait jamais été donné de pouvoir le faire CHEZ LUI. Ces mots même commencent à sonner d’une façon diabolique et désespérée. Considérez ce qui arrive à ce citoyen, après tout ce par quoi il est passé lorsqu’il revient chez lui. Mettez-vous dans sa peau tandis qu’il cherche du travail, un appartement, mettez-vous à sa place dans les autobus où est appliquée la ségrégation, voyez avec ses yeux les écriteaux indiquant « blancs » et « de couleur » et en particulier ceux qui indiquent « DAMES Blanches » et « FEMMES de couleur ». Regardez dans les yeux de sa femme ; regardez dans les yeux de son fils ; écoutez, de ses oreilles, des discours politiques dans le Nord et dans le Sud. Imaginez qu’on vous dit d’ATTENDRE. Et que tout cela se produit dans le pays le plus riche et le plus libre du monde, au milieu du XXe siècle. La subtile et pernicieuse évolution qui se produirait sans doute dans votre esprit prendrait en considération le fait que de méchantes gens ne suffisent pas à détruire une civilisation. Il n’est pas indispensable que les gens soient méchants mais seulement qu’ils soient veules. »
James Baldwin, La prochaine fois, le feu, Paris, Gallimard, 1963 (trad. française, rééd. 2018). http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio/La-prochaine-fois-le-feu2