(Le Droit de Vivre, janvier 1954)
De son vrai nom Freda Josephine McDonald, Joséphine Baker est née le 3 juin 1906 à Saint-Louis (Missouri, USA), d’un père espagnol et d’une mère afro-indienne. Chanteuse et danseuse, elle rejoint Broadway, à l’âge de 16 ans, et se voit proposer, quelques années plus tard, de partir pour la France, pour y monter un spectacle. Le scandale de la Revue nègre laisse rapidement la place à l’enthousiasme du public. L’artiste y mêle jazz et musiques noires ; jouant de la provocation et de la dérision, elle n’hésite pas à recourir à certains stéréotypes du monde colonial. Joséphine Baker se produit sur les plus grandes scènes parisiennes.
Naturalisée française en 1937, elle s’engage dans la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle travaille pour les services secrets de la France libre et remplit des missions en Afrique du Nord. À la Libération, elle chante pour les soldats et les résistants dans le sillage de la 1ère armée française, qui poursuit sa progression vers l’Est.
Après la guerre, elle s’engage ardemment en faveur de l’émancipation des Noirs. Lors de tournées internationales, elle dénonce la ségrégation aux États-Unis et, plus globalement, le racisme à travers le monde. Elle soutient le Mouvement des droits civiques de Martin Luther King et participe, en 1963, à la Marche sur Washington, au cours de laquelle elle prononce un discours.
Joséphine Baker construit des liens indéfectibles avec la Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA) au sortir de la guerre. Les décennies suivantes, elle intervient dans les meetings et les galas de l’association, qui, de son côté, rend régulièrement compte de ses activités de propagandiste. Le texte ci-dessous est extrait d’un long discours, prononcé lors d’un meeting à la Mutualité (Paris), le 28 décembre 1953, et publié dans Le Droit de Vivre (janvier, février, mars 1954).
Joséphine Baker est décédée à Paris le 12 avril 1975.
« Je combats la discrimination raciale, religieuse et sociale n’importe où je la trouve, car je suis profondément contre et je ne puis rester insensible aux malheurs de celui qui ne peut pas se défendre dans ce domaine, même si je la trouve en France.
Du reste, je suis navrée d’être obligée de combattre car, à l’époque où nous vivons, de telles situations ne devraient pas exister.
Je lutte de toutes mes forces pour faire abolir les lois existantes dans différents pays qui soutiennent la discrimination raciale et religieuse parce que ces lois font croire à ces citoyens qu’ils ont raison d’élever leurs enfants dans cet esprit.
Quelle importance y a-t-il à ce que je sois noire, blanche, jaune ou rouge ? J’aime tout le monde et je voudrais être aimée en retour et je respecte toutes les religions et toutes les croyances.
Dieu, en nous créant, n’a pas fait de différence. Pourquoi l’homme voudrait-il le surpasser en créant des lois auxquelles Dieu même n’a pas songé ?
Dieu nous a créés libres, donc libres de notre cœur, de notre esprit, de nos idées, du moment qu’on respecte les idées des autres.
Comme la vie est drôle ! Les années passent mais ne se ressemblent pas.
Hier, j’ai été adoptée par vous et vous m’aviez surnommée l’enfant terrible de Paris.
Aujourd’hui, je suis devant vous parlant de problèmes graves. C’est parce que j’ai la même confiance en votre cœur aujourd’hui, que je l’ai eue, à mon arrivée en France, il y a vingt-neuf ans et je n’ai jamais été déçue.
Je savais dès le commencement que je vous aimerais avec fidélité et compréhension jusqu’à la fin de mes jours.
Je savais le jour où l’on a décrété que j’étais l’enfant adoptive de Paris, qu’à partir de ce moment-là nos deux cœurs n’en formeraient qu’un.
Je savais, ce jour brumeux, quand le paquebot a quitté le port de New-York, que je trouverais le soleil à mon arrivée en France.
A mon premier contact avec vous j’ai été convaincue, à la façon dont vous aimiez les enfants, les vieillards et les animaux que nous étions faits pour nous entendre.
Je savais que ce n’était pas en vain que je vous avais donné mon amour.
Je savais également, en voyant la gaité de votre caractère, que vous étiez capables, en cas de nécessité, de surmonter n’importe quelle difficulté de la vie.
En somme, je savais que la France n’était pas mon pays d’adoption, mais qu’elle était mon pays tout court.
C’est pourquoi, peu après mon arrivée, j’ai adopté la nationalité française, car ici je me sens libre et heureuse de vivre et, au moment où l’on trouve le bonheur absolu et complet, on peut dire avec conviction : ceci est mon pays. Je suis très émue car vous savez bien que je ne suis pas une conférencière et je n’ai pas la prétention de l’être.
Mais retournons maintenant à nos problèmes raciaux.
La discrimination raciale et religieuse est tellement aiguë dans certains pays qu’elle s’y est enracinée et qu’elle fait partie des mœurs. On la trouve pratiquée entre les gens d’une même race et également race contre race, religion contre religion et dans les religions elles-mêmes.
Pour moi tout ce déséquilibre est un grand malheur. Je voudrais que tous les êtres se contactent pour mieux se connaître, se comprendre, s’apprécier et s’aimer. Je voudrais aussi que ceux qui se plaisent à semer le désordre, la confusion et la haine, laissent à l’être humain la liberté de l’élan de son cœur et la nature fera le reste.
Evidemment, pour beaucoup de personnes, ces sentiments ont l’air d’un rêve irréalisable. Pourtant je crois profondément dans la dignité de l’homme et je trouve que l’humilier c’est vexer Dieu.
Qui me prouve que ma religion est meilleure que la vôtre ou que la vôtre est meilleure que la mienne ?
Qui peut dire que votre point de vue de la vie est juste et le mien injuste ? Je crois que chacun porte ses religions et ses croyances dans son cœurs et que la religion est une expression de notre âme. Du reste aimer sincèrement est déjà une religion. »