Albert Camus (1913-1960) est un écrivain, philosophe, romancier, dramaturge, essayiste et nouvelliste français. Il commence une carrière de journaliste militant engagé dans la Résistance française. Après avoir soigné sa tuberculose au Chambon-sur-Lignon où il observe la résistance clandestine des habitants du plateau qui cachent des enfants juifs, il rejoint le journal « Combat » et en prend la direction en 1943 pour porter « la voix de la France nouvelle ». Dans ses éditoriaux, il s’engage sur la question de l’Algérie, terre de sa naissance, mais aussi sur la question de l’utilisation de l’arme atomique dans un éditorial d’août 1945 resté célèbre. Dans ce texte, publié dans “Combat” le 9 mai 1945, Camus exprime au lendemain de l’armistice le sentiment qu’il éprouve après un conflit d’une violence inédite pour l’Humanité.
Après-guerre, son opposition à l’existentialisme et sa critique des crimes du totalitarisme soviétique entraînent sa rupture avec Sartre. Son œuvre romanesque immense lui vaut de recevoir le prix Nobel de littérature en 1957. Il meurt dans un accident de la route en 1960.
« Qui pourrait songer à donner de cette journée délirante l’expression qui ne la trahirait pas ? Au sein même des vois confuses exaltées de tout un peuple, quelle voix solitaire pourrait s’élever, qui soit sûre de donner son sens à ce grand cri de liberté et de paix ? Peut-être, sans le recul du souvenir, sera-t-il possible de choisir, plus tard, au milieu des canons, des sirènes et des cloches, parmi les chants, les drapeaux, les appels et les rires, l’image privilégiée qui ne trahira rien de cet instant. Pour aujourd’hui, il faut se laisser porter et dire seulement cette grande chaleur humaine, cette immense joie pleine de larmes, ce délire qui emplissait Paris. Il n’est pas sûr que la douleur soit forcément solitaire. Mais il est sûr que la joie ne l’est jamais. Hier, c’était la joie de tous. Il faut parler au nom de tous.
Devant cette grande clameur, le souvenir de tant de combats et de luttes acharnées prenait fout son sens. Car pourquoi donc s’être tant battu, sinon pour qu’un peuple puisse un jour crier sa délivrance. Dans toutes les capitales de l’Europe et du monde, des millions d’hommes, à la même heure, hurlaient la même joie, Pour les uns, ils riaient sous le ciel chaleureux de mai et, pour d’autres, dans une nuit déjà chaude. Mais ce qu’ensemble ils célébraient, c’est la force que donnent aux hommes libres la conscience de leurs droits et leur amour forcené de l’indépendance.
L’histoire des hommes est semée de triomphes militaires. Mais jamais peut-être victoire n’aura été saluée par tant de bouches bouleversées. C’est que jamais peut-être une guerre n’a tant menacé l’homme dans ce qu’il a d’irremplaçable, dans sa révolte et dans sa liberté. Si hier était le jour de tous, c’est qu’il était justement le jour de la liberté et que la liberté est à tous les hommes ou à personne.
Pendant cinq années, des millions de combattants ont dû démontrer, au milieu du carnage, qu’il ne se pouvait pas qu’un seul homme prît la liberté pour lui dépens de tous les autres, Une fois de plus, il a fallu faire la terrible preuve de cette vérité comme si l’histoire des hommes n’était que la longue et affreuse histoire de leurs sacrifices pour affirmer sans trêve une liberté sans cesse contestée.
C’est ainsi que les années de l’asservissement ont été les années du silence. Et c’est ainsi que Ie jour de la liberté, est celui d’un cri sans cesse répété par des millions de voix. C’est ainsi encore que dans Paris, entre le printemps et l’été, une prodigieuse clameur s’est élevée, qui pas cessé de retentir dans la nuit.
Nous n’oublierons pas cela. Cet appel était celui de l’esprit libre qui s’incarnait dans tout un peuple. Et cette guerre a été menée à son terme pour que l’homme garde le droit d’être et de dire ce qu’il est. Les hommes de notre génération l’ont compris. Plus jamais ils ne céderont sur ce terrain. Ils ne se laisseront pas fermer la bouche.
Aux quatre coins de la ville, les eaux des fontaines, soudain revenues après tant d’années, bondissaient hier vers le ciel doré de chaleur. Ce grand jaillissement de délivrance et de fraîcheur, nous le sentions tous au fond de l’âme. C’est lui que nous aurons désormais à préserver pour que cette victoire soit définitive et qu’elle demeure le bien de tous. Ceux d’entre nous qui attendent encore et qui pleurent un être cher ne peuvent avoir de place dans cette victoire que si elle justifie ce pourquoi les absents et les disparus ont souffert. Gardons-les près de nous, ne les rendons pas à la solitude définitive qui est celle de la souffrance vaine. Alors seulement, en ce jour bouleversant, nous aurons fait quelque chose pour l’homme. »