Bernard Lecache est né à Paris le 16 août 1895 de parents juifs originaires d’Ukraine (alors province de Russie). Il fait ses débuts de journaliste en tant que courriériste théâtrale, avant de rédiger des articles politiques. Séduit par la Révolution bolchevique, il adhère à la Section française de l’Internationale communiste à sa création (décembre 1920). Après son exclusion du Parti communiste en 1923, il rejoint le parti socialiste SFIO. Journaliste à Paris-Soir et au Quotidien, il enquête en 1926 sur les pogromes d’Ukraine, commis pendant la guerre d’indépendance (1918-1920) et publie Au pays des pogromes : quand Israël meurt (1927). Il couvre la même année le procès de Samuel Schwartzbard, meurtrier de Simon Petlioura, ancien chef du gouvernement ukrainien. Il fonde au lendemain de l’acquittement de Schwartzbard la Ligue internationale contre les pogromes, qui devient la Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA). Il la préside jusqu’à sa mort. Antifasciste, interné dans les camps de l’Algérie pendant la Seconde Guerre mondiale, il conjugue sa vie durant ses activités journalistiques et la cause antiraciste, qu’il contribue à façonner. Bernard Lecache est mort le 14 août 1968, à Cannes. Dans ce texte publié en avril 1966 dans Le Droit de Vivre, il évoque la soirée organisée le 4 avril, au Palais des Sports (Paris), au profit du mouvement intégrationniste du pasteur Martin Luther King, la Conférence du leadership chrétien du Sud (SCLC). Le président de la LICA réagit à l’annonce du Département d’État qui avait demandé à l’ambassadeur des États-Unis à Paris, Charles Bohlen, de ne pas y assister.
« Nous voici en présence de deux hommes et ce sont toujours nos raisons d’espérer qui revivent.
À son arrivée à Orly, dès sa descente d’avion, nous avons reçu le pasteur Martin Luther King comme nous aurions reçu quelqu’un de la famille. L’Océan ne nous séparait plus. Nous étions, lui et nous, déjà, et mieux qu’avant, en complet accord. La veille, Harry Belafonte, autre fier combattant antiraciste, vedette de la scène qui ne tourne pas le dos aux malheurs des siens, nous avait parlé. En l’écoutant, nous nous apercevions que, dans toutes les langues, les paroles de foi et d’action se rassemblent et qu’elles n’ont pas besoin de traducteurs.
Il manquait parmi nous Joséphine Baker, retenue par une convalescence rigoureuse. Il manquait ses propos, son franc-parler, l’exemple inoubliable qu’elle donne, depuis de longues années, d’une femme déjà au faîte de sa gloire et qui, pour ses frères de couleurs, pour tous ses frères persécutés dans le monde par le racisme meurtrier, s’est jetée à corps perdu dans notre combat, militante n°1 de la LICA, déléguée internationale à la propagande de la LICA, prenant avec nous le long chemin difficile où nous ne cessons de marcher du même pas.
Elle manquait Nous ne l’oubliions pas, au moment où, dans l’église américaine de Paris, nous saluions fraternellement le pasteur Martin Luther King et Harry Belafonte.
Tous les trois, et tous leurs compagnons du Mouvement pour les Droits Civiques, noirs ou blancs, étaient par eux présents à la conférence de presse placée sous nos auspices. La LICA les a, ensemble, associés à cette fête de l’égalité raciale, de l’antiségrégationnisme, et elle a faite sienne, en leur nom, la formule du pasteur qui, depuis près de 40 ans, nous est chère : « Pas de paix sans la justice, pas de justice sans la paix ».
Le lendemain, au Palais des Sports, présenté par Yves Montand, soutenu par Hugues Aufray, Harry Belafonte chantait pour aider ses frères à obtenir l’intégration qui leur est encore disputée. Le pasteur Martin Luther King, présenté par le professeur Monod, autre prix Nobel, parlait à la foule pour aider ses frères et tous ceux qui, dans l’ancien continent, en Asie, en Afrique, n’ont pas encore pu vraiment obtenir l’intégration raciale. L’un et l’autre, par leurs propos ou par leurs chants, forgeaient la chaîne d’amitié, de solidarité.
Nous, depuis près de quarante ans, nous avons commencé le travail. Avec des êtres de leur valeur morale et de leur talent, nous sommes tranquilles. Nous pourrons aller jusqu’au bout.
Il s’agit d’un pasteur baptiste, prix Nobel de la Paix, prêchant naguère à Montgomery, fief des plus violents « bouffeurs de nègres ». Il a été arrêté plus de trente fois, lui ce partisan résolu de la non-violence, ce chrétien sans tache, plus de trente fois jeté en prison, lui se pasteur des âmes qui croit en un Dieu juste et bon. Il a organisé, en 1963, la fameuse Marche sur Washington, satisfait qu’il y eût, parmi les mille et mille noirs qui l’escortaient, bon nombre de Blancs pareils à celui qui écrit ces lignes, pareils à ces chrétiens, juifs, agnostiques qui souscrivent à ce que j’écris, pareils à ces musulmans, bouddhistes, shintoïstes, animistes, qui, d’un bout de la terre à l’autre, nous donnent raison.
Harry Belafonte disait, à Paris, l’autre jour, qu’il fallait lutter « contre toutes les formes de racisme » et Martin Luther King lui donnait raison, et le pasteur Sargent, qui nous accueillait dans son église, lui donnait raison, et chacun mérite d’être inscrit à notre tableau d’honneur.
Il n’y avait pas au rendez-vous le représentant des États-Unis d’Amérique. M. Charles Bohlen, ambassadeur des USA, invité au gala antiraciste du Palais des Sports, a opposé un refus, sur l’ordre du Département d’État, et je le regrette pour son grand pays que nous estimons et aimons en dépit de la tragédie du Vietnam.
Je le regrette pour la mémoire de J.F. Kennedy, pour la mémoire d’Abraham Lincoln, pour les innombrables amis, compagnons de route, que nous sommes fiers de compter au pays de la bannière étoilée.
Je le regrette respectueusement mais fermement parce que l’absence volontaire de l’ambassadeur des USA me rappelle qu’à Lyon, où nos camarades s’apprêtaient à honorer publiquement, à leur tour, Martin Luther King et Belafonte, les trublions de la Fédération des Étudiants nationalistes et du « Mouvement nationaliste du progrès », se sont battus dans la rue avec les étudiants de l’UNEF pour protester contre la venue du pasteur qu’ils ont catalogué « agitateur noir progressiste ».
Je regrette ce rapprochement que l’actualité m’impose. J’eusse préféré n’avoir pas eu le front de le faire, mais une rude franchise vaut mieux, dans un cas pareil, qu’un silence attristé. Notre combat est d’une telle importance pour les démocraties qu’il ne peut s’embarrasser de trop bonnes manières. M. l’Ambassadeur nous en excusera sûrement. »