Janine Auscher est une journaliste. Au cours des années 1930, elle collabore en tant que critique musicale, à divers titres de presse comme La République, L’Univers israélite, Paris-Soir ou encore Marianne. Elle publie un roman en 1937, La Marche à l’Écran, que préface Tristan Bernard. Arrêtée sous l’Occupation, elle est libérée du camp de Drancy, avec les autres internés, au début des combats de la Libération de Paris. Après la guerre, elle écrit dans Combat et donne, à partir de 1949, une série de textes au Droit de Vivre, d’inspiration plus politique. Dans le texte qui suit, publié en novembre 1950, Janine Auscher rappelle ce que fut la Résistance au moment où, quelques années après la Libération, les divisions politiques entre Français renaissent.
« Certains de nos compatriotes ont tendance à s’écrier devant un ouvrage livre ou film traitant de la Résistance : Encore un ! Nous en avons assez de tout ce qui nous rappelle ça… (1)
Ainsi viennent-ils encore de critiquer la sortie récente du film consacré à cette courageuse résistante que fut Odette Churchill.
Lorsqu’on entend, six ans après la Libération, exprimer de telles opinions, on souhaiterait pouvoir s’écrier devant tant d’inconscience : « Vous en avez assez, vraiment ? Vous en avez assez, vous qui n’avez rien dit, rien fait contre l’occupant, vous qui n’avez pas aidé ses victimes, vous qui n’avez enfin, ni directement, ni indirectement, souffert de la guerre ? Vous en avez assez de voir évoquer le sacrifice obscur, les souffrances acceptées par ceux qui furent, ne vous en déplaise, la majorité des Français ? »
Il n’y a guère plus de six ans que s’élevait en France un immense cri de délivrance. Il y a six ans, osant à peine croire à une telle Joie, nous assistions à la débandade de l’oppresseur vaincu. Il n’y a pas six ans que les prisons s’ouvraient pour rendre à la liberté les rares survivants… Et, déjà, tout est effacé de notre mémoire. Du magnifique élan d’union que l’on croyait durable, il ne reste rien ou presque. Des Français se déchirent, des Français se baissent,
Sont-ce bien les mêmes qui, affiliés ou non aux groupes de la Résistance, avaient, du moins, tous sauf les égarés l’esprit de résistance ? Ce magnifique esprit de résistance qui les trouvait tous solidaires devant le danger et les persécutions, ce magnifique esprit de résistance qui leur faisait ouvrir leurs portes à tous ceux traqués par l’ennemi commun ? Où est l’esprit de résistance, qu’est devenue l’union sacrée ? Nous avons rejeté tout ce qui nous rapprochait pour ne conserver que ce qui nous sépare.
Quelle leçon que celle de cette époque ? Combien de gens paisibles qui, jusque-là avaient mené la plus tranquille, la plus feutrée des existences, et que rien, vraiment, ne semblait prédisposer à l’héroïsme, combien de ces gens-là ont caché, recueilli, soutenu des compatriotes en danger, et cela tout naturellement, sans même paraître se douter qu’ils accomplissaient quelque chose de grand ?
Combien d’ouvriers, eux aussi, tout naturellement, ont saboté le travail (cheminots, métallos, électriciens, etc. Il faudrait citer tous les corps de métiers) sans même penser qu’ils pourraient avoir droit à la reconnaissance du pays ?
Combien d’intellectuels, enfin, ont brimé l’occupant par les écrits ou les paroles, affichant ainsi un courage moral qui autorisait les plus beaux espoirs, et qu’est-il advenu de tout cela, de cette union que l’on croyait indissoluble, de cette unanimité dans la lutte, de cet élan dans la solidarité ?
Tant pis pour eux ! Il faudra leur apprendre ce qu’ils veulent ignorer. Il faudra secouer leur léthargie volontaire et essayer de leur insuffler un peu de solidarité. Il faudra essayer de leur faire lire les souvenirs de la lutte et de la souffrance, leur montrer des films ou des pièces évoquant l’âge héroïque de la Résistance et des prisons glorieuses. Et cela pendant longtemps encore, jusqu’à ce qu’en France tout le monde ait compris ce qu’ont été les horreurs de l’occupation, et ce qu’ont été aussi le courage, le sacrifice et le martyre de tant de Français.
Car la paix est difficile, l’après-guerre est peut-être le prélude à une autre guerre, et le pays ne se maintiendra qu’en restant au niveau de ce qu’il fut sous l’occupation : uni d’abord et avant tout. C’est pourquoi, pendant des années encore. Il sera utile de ranimer la flamme et d’entretenir en France le culte du souvenir. C’est pourquoi, lorsque des livres ou des films sur la Résistance ou les camps nous sont proposés, ne disons pas « assez », mais, au contraire, « encore »
(1) Il s’agit du film Odette, agent S 23 (titre original « Odette, 1950 »), du réalisateur Herbert Wilcox, qui retrace le parcours pendant la Seconde Guerre mondiale de cette agent franco-britannique du Special Operations Executive. Arrêtée à Saint-Jorioz (Haute-Savoie) en avril 1943, elle fut torturée par les Allemands avant d’être déportée à Ravensbrück. Odette Churchill survécut à sa déportation et mourut en 1995.