“L’histoire qui sert, c’est une histoire serve. Professeurs de l’Université Française de Strasbourg, nous ne sommes point les missionnaires débottés d’un Évangile national officiel, si beau, si grand, si bien intentionné qu’il puisse paraître. Nous n’apportons à Strasbourg, dans les plis de nos robes doctorales, ni provisions d’antidotes savamment combinés pour détruire les derniers effets de la pharmacopée historico-providentielle de nos prédécesseurs, ni contre-épreuve ingénieusement maquillée et travestie à la française de cette vérité casquée et cuirassée, aux faux airs de Bellone ou de Germania, seule et véritable déesse de ce qui était, hier, un temple officiel — de ce qui est aujourd’hui un centre libre de recherches. La vérité, nous ne l’amenons point, captive, dans nos bagages.
Nous la cherchons. Nous la chercherons jusqu’à notre dernier jour. Nous dresserons à la chercher après nous, avec la même inquiétude sacrée, ceux qui viendront se mettre à notre école. L’habiller à la mode d’un pays, au goût d’une époque, au gré de nos passions ? À défaut de notre conscience de savant, notre prudence nationale nous l’interdirait ; notre amour averti de la France, notre sens de son intérêt évident, aiguisé par tant de dangers, tant de craintes et d’émotions toutes récentes, nous représenterait les dangers, les périls sans nombre d’un telle entreprise. Ce qui a perdu l’Allemagne, n’est-ce pas précisément de s’être façonné une vérité à son usage exclusif, une vérité à sa ressemblance et à sa seule convenance — n’est-ce pas de s’être hypnotisée dans la contemplation de cette figure imaginaire et d’avoir cru finalement, par une sorte de suggestion volontaire, qu’elle était l’image de la réalité, alors qu’elle traduisait simplement le rêve malsain du plus monstrueux des égoïsmes nationaux ?
La perpétuelle inquiétude d’un esprit toujours en éveil, toujours en action, aussi incapable de se laisser enfermer dans des formules, de devenir le prisonnier de ses attitudes, de ses préjugés — que capable, à chaque instant, de s’adapter avec une rapide aisance aux situations nouvelles et changeantes ; cette mobilité, cette souplesse d’une pensée toujours prête à accueillir les suggestions venues des coins les plus divers de l’horizon — ce n’est pas seulement l’attitude même de la recherche intelligente et féconde ; c’est, j’en atteste tout notre effort d’hier, tout notre effort de guerre aussi ingénieux et varié que tenace et résolu — c’est, pour notre idéal national, pour notre civilisation, pour notre indépendance et notre volonté de paix et de liberté, la meilleure, la plus efficace, la plus sûre des sauvegardes.”