En ce matin du 7 mai 1948, la Ridderzaal du Binnenhof de La Haye vibre à un rythme inhabituel. En ce lieu immémorial datant du XIIIème siècle, ancré dans les racines les plus profondes du continent et habituellement réservé à l’immuable discours d’ouverture du Parlement des Pays-Bas par son monarque, un public venu de toute l’Europe se presse et s’assemble. La salle multiséculaire est pavoisée d’un immense drapeau blanc frappé de la lettre E – comme « Europe » en rouge. Près de 500 journalistes sont présents pour suivre et relayer la parole des 750 délégués réunis pour un événement inédit : le « Congrès de l’Europe ». L’initiative est venue d’associations issues des résistances européennes entre 1940 et 1944 et qui veulent retisser au sein du continent européen des liens qui ont été éprouvés par la guerre. En novembre 1947, un comité réunissant l’Union Européenne des fédéralistes, le United Europe Movement de Churchill, le Mouvement pour les États-Unis socialistes d’Europe et les Nouvelles équipes internationales décide de lancer l’idée d’un Congrès afin « d’attirer (…) l’attention de l’opinion publique internationale et d’indiquer la formation des États-Unis d’Europe comme objectif commun de travail de toutes les forces démocratiques européennes ».Ce Congrès n’intervient pas dans n’importe quel contexte. Les pays d’Europe sont exsangues et le traumatisme de la guerre semble insurmontable. Surtout, en mai 1948, l’Europe devient le théâtre d’un nouveau conflit, la guerre froide, où les deux blocs, américains et soviétiques, placent leurs pions et affermissent leurs zones d’influence. En février 1948, le « Coup de Prague » a fait chuter le nouveau régime au profit d’une République populaire contrôlée par Moscou. En mars 1948, la France, le Royaume-Uni et le Benelux signent un traité défensif. La date du 7 mai pour l’organisation de ce Congrès inédit n’a pas été choisie par hasard. Nous sommes 3 ans après la reddition de l’Allemagne nazie. Churchill, artisan de l’anéantissement du nazisme, est président d’Honneur. A la tribune, le discours d’ouverture est prononcé par Henri Brugmans, président exécutif de l’Union européenne des fédéralistes (UEF). Il donne le ton et les objectifs poursuivis : « Nous pensons qu’aujourd’hui, en cette Europe de 1948, la question préalable, c’est celle de l’unité européenne. Voilà ce qui nous rassemble ici, rien de moins, rien de plus. (…) Rien n’aura été fait, tant que le dogme de la sacro-sainte souveraineté nationale n’aura pas été renversé et tant que les peuples n’auront pas « bousculé leurs gouvernements ». (…) Le fédéralisme européen n’est pas uniquement d’ordre politique. Il est en même temps fonctionnel. Si nous préconisons l’intégration de l’Europe, ce n’est pas uniquement au « gouvernement des hommes » que nous pensons. C’est autant à l’ « organisation des choses », pour reprendre une vieille formule de Saint-Simon. Et pour cette « organisation des choses », rien n’est plus urgent que la création d’organismes spécialisés, à la fois autonomes et reliés. Non, nous ne croyons pas à la réalité de la Fédération européenne, si elle ne prend corps dans une série d’organismes comme pourront l’être : un état-major européen, une société de chemins de fer d’Europe, une régie autonome du charbon européen, une centrale pour l’exploitation rationnelle de l’électricité. »
Winston Churchill, qui alerte sur le danger soviétique et ses menaces sur les libertés démocratiques et publiques dans une partie du Vieux Continent, tient quant à lui un discours moins intégrateur et plus proche des réalités nationales : « Après tout, l’Europe n’a qu’à se lever et à se dresser dans toute sa majesté et sa fidélité, et son courage pour confronter toutes les formes de la tyrannie, qu’elles soient anciennes ou modernes, nazies ou communistes, avec ses forces invincibles, forces qui, si elles réussissent à s’imposer à temps ne seront peut-être jamais plus provoquées. Je suis fier de ce Congrès. Mais n’avons pas le droit de nous reposer sur des platitudes bienveillantes et sur de vagues généralisations. Nous savons et nous devons affirmer ce que nous entendons et ce que nous voulons. Il ne serait pas sage, d’autre part, à cette époque critique, de nous laisser aller à des tentatives compliquées pour l’établissement de projets de constitution rigides. C’est là une étape ultérieure, étape où les Gouvernements au pouvoir doivent prendre la direction des affaires, en réponse à l’impulsion que nous leur aurons donnée, et dans bien des cas, conformément à leurs propres conceptions. Nous sommes ici pour établir les fondements sur lesquels pourront se dresser les hommes d’état des démocraties occidentales, créer une atmosphère favorable aux décisions qu’ils seront amenés à prendre. Ce n’est pas à nous, qui ne détenons pas l’autorité des Gouvernements, de nous confronter au monde des formules précises ou des dispositions détaillées. » Le Congrès met en exergue deux visions de l’Europe qui vont structurer le débat public et les positions politiques pour des années : le fédéralisme d’un côté, qui demandent un transfert de la souveraineté au niveau européen ; l’unionisme, d’autre part, qui veut privilégier la coopération des États, la consolidation du bloc occidental et la coordination du redressement économique. Le Congrès se termine, sous la présidence du britannique Antony Eden, par l’adoption d’un message aux Européens lu et écrit par le philosophe suisse Denis de Rougemont : « Tous ensemble, demain, nous pouvons édifier […] la plus grande formation politique et le plus vaste ensemble économique de notre temps. Jamais l’histoire du monde n’aura connu un si puissant rassemblement d’hommes libres. Jamais la guerre, la peur et la misère n’auront été mises en échec par un plus formidable adversaire ».