Le 20 avril 1892, un nouveau titre quotidien fait son apparition dans les kiosques français, « La Libre parole », vendu au prix de 5 centimes. Le sous-titre du journal donne le ton : « La France aux Français ». On doit la création de ce nouveau titre à Edouard Drumont, journaliste qui écumé jusque-là les rédactions parisiennes et a commis un livre violemment antisémite en 1885, « La France juive » qui, il faut le dire, rencontra un vif succès populaire avec près de 62 000 ventes la première année et qui deviendra, pour reprendre l’expression de Léon Poliakov, « un véritable best seller de la fin du XIXème siècle », avec plus de 200 rééditions jusqu’en 1914.
En lançant La Libre parole, l’objectif de Drumont est simple : faire de la politique, notamment après son échec aux élections de 1890. Il s’agit pour lui de faire de l’antisémitisme un marqueur de la vie électorale et de mener campagne en disposant d’un organe de presse qui traque les scandales. Surtout, le journal sera la vitrine d’un antisémitisme de kiosques appuyé par un usage massif de la caricature. Les circonstances vont aider considérablement au succès du titre à partir de 1894 et le début de l’Affaire Dreyfus : la Libre parole est le premier journal à relater l’arrestation du capitaine Dreyfus. Sous couvert de socialisme, le journal procède en réalité à la réunification idéologique des antisémitismes : « l’antijudaïsme chrétien, l’anticapitalisme populaire et le racisme moderne » (M. Winock). Dans ses colonnes, il qualifie le système politico-financier de « presque tout entier tenu par des mains juives ».
Le journal est rapidement doublé d’une version hebdomadaire illustrée qui va laisser libre cours à la caricature antisémite. En 1898, Drumont, élu député d’Alger, forme à la Chambre des députés un groupe – « le groupe antisémite » ou « groupe antijuif » – formé de 28 députés. Ayant abandonné la rédaction du titre, il le cède en 1910 à Joseph Denais. Après la Première guerre mondiale, le titre ne renoue pas avec ses succès d’audience de l’Affaire Dreyfus tandis que l’Action Française occupe ardemment le créneau antisémite. Le journal fondé par Drumont disparaît en 1924. En octobre 1930, le jeune Henry Coston ressuscite le titre et offre aux lecteurs un antisémitisme violemment trivial en se proposant de « vouloir épurer Paris de la youpinaille et des bandes métèques qui l’infestent ». La LICA, via son organe « Le Droit de Vivre », organise la riposte et engage une bataille de presse avec Colson.
L’histoire de ce journal, dont les plumes étaient trempées dans un antisémitisme virulent, montre combien les consciences du pays ont été préparées, des années durant, à la haine des juifs et que l’ensauvagement des mots a précédé et préparé, dès la fin du XIXème siècle, l’ensauvagement des actes. Aujourd’hui, la France s’est dotée d’un arsenal juridique qui protège la presse et l’opinion de ce type de journal. En revanche, sur les réseaux sociaux et avec internet, les antisémites comme Alain Soral continuent à faire des écrits de Drumont une référence pour étayer leur idéologie de haine.
Pour aller plus loin : Grégoire Kauffmann, Édouard Drumont, Paris, Perrin, 2008.