Le Civic Auditorium de Santa Monica, en Californie, est bondé en ce lundi 13 avril 1964 à l’occasion de la 36ème cérémonie des Oscars. Jamais salle de cérémonie des Oscars n’aura ce soir là mieux porté son nom.
L’Amérique est encore sous le choc de l’assassinat du Président Kennedy intervenu quelques mois plus tôt. Au mois d’août 1963, le pasteur King a fait de la Marche sur Washington pour l’emploi et la liberté une véritable démonstration de force, clôturée par le discours, devenu mythique, “I have a dream” dont la harangue a guidé les pas des militants des droits civiques.
C’est dans cette Amérique marquée par la ségrégation et le racisme que le cinéma américain s’apprête à récompenser le meilleur de son art. L’orchestre de John Green rythme la soirée. Le maître de cérémonie, Jack Lemmon, est en tenue de soirée, noeud papillon blanc, et jaquette.
La cérémonie débute sur un couac. Pour la remise du prix de la meilleure adaptation musicale, les équipes n’ont pas transmis la bonne enveloppe au remettant, Samy Davis Junior qui communique, avant l’heure, le nom d’un lauréat dans une autre catégorie. L’artiste s’en sort par une pirouette et plaisant sur la situation dans laquelle on l’a mis : «Attendez que le NAACP (association qui défend l’égalité des droits pour les personnes de couleurs aux Etats-Unis.) en entende parler».
Quelques minutes plus tard, Anne Bancroft, toute de blanc vêtue pénètre sur le plateau empesé par un décorum couleur crème et un faux escalier en fer à cheval. Elle doit remettre l’Oscar du meilleur acteur. Cinq acteurs sont nommés dans cette catégorie : Albert Finney dans “Tom Jones, entre l’alcôve et la potence”, Richard Harris dans “Le Prix d’un homme”, Rex Harrison dans “Cléopâtre”, Paul Newman dans “Le Plus Sauvage d’entre tous” et Sidney Poitier dans “Le lys des champs”. A l’appel des noms, l’applaudimètre confirme le résultat du vote : Sidney Poitier remporte l’Oscar du meilleur acteur. C’est la première fois dans l’histoire du cinéma américain qu’un acteur masculin noir obtient une telle distinction. Avant lui, seule une actrice noire avait été récompensée en 1940 : il s’agissait de Hattie McDaniel, récompensée pour son rôle dans “Autant en emporte le vent”.
Sidney Poitier est descendant d’esclaves. C’est à cette histoire là qu’il doit d’ailleurs son patronyme très européen. Au début du XIXème siècle, Charles Leonard Poitier, un planteur anglais, s’installe à l’île Cat, aux Bahamas. À son décès en 1834, son épouse hérite de 86 esclaves (39 hommes et 47 femmes), qui portent tous, comme le voulait la coutume, le patronyme de leur défunt maître. Parmi eux se trouve l’un des ancêtres de Sidney Poitier.
L’acteur qui monte avec une joie particulière sur la scène des Oscars ne boude pas son plaisir. Issu d’un milieu modeste, il est le fils d’un fermier des Bahamas. A quinze ans, il tente sa chance pour les Etats-Unis où il épouse une carrière d’acteur au début des années 50. Nommé dans la catégorie du meilleur acteur en 1958 pour La Chaîne, il y campe le rôle de prisonnier noir en cavale enchaîné avec un prisonnier blanc, les deux nourrissant, l’un envers l’autre, un racisme qu’ils devront dépasser pour gagner leur liberté.
Au moment où il obtient ce prix, Sidney Poitier est le seul acteur noir véritablement célèbre. Dans les années qui suivent, son Oscar en poche, il triomphe en 1967 à l’affiche de “Devine qui vient dîner …”, huis clos où il joue le rôle du Docteur John Prentice, jeune docteur noir s’apprêtant à être présenté à sa future belle-famille blanche. Le film suscite parmi les militants des droits civiques afro-américains les plus activistes qui qualifient Poitier de “ le nègre de service” servant de bonne conscience au cinéma “blanc” : « Même Wallace aimerait ce nègre », déclare H. Rap Brown, le « ministre » de la justice du Black Panthers Party, en référence à George Wallace, partisan de la ségrégation raciale et ancien gouverneur de l’Alabama. La même année, Sidney Poitier crève l’écran dans le film de Norman Jewison, “Dans la chaleur de la nuit”, film qui pose crûment la question raciale aux Etats-Unis et où il incarne un inspecteur de police noir, opposé, à la faveur d’une enquête criminelle, à un sherif du Mississippi profondément raciste au point de vouloir commettre une erreur judiciaire.
Dans son autobiographie, parue en 2000, Poitier confie ses interrogations sur le fait qu’on lui parlait “toujours de négritude et jamais du métier d’acteur” : « Le problème, se résumait désormais à la question de savoir pourquoi je n’étais pas plus en colère ou plus conflictuel. De nouvelles voix s’exprimaient au nom des Afro-Américains : Stokely Carmichael, H. Rap Brown, les Black Panthers. Une certaine manière de voir s’imposait désormais où j’étais un “Oncle Tom” et même un “Nègre de service” en raison de mes rôles, qui offraient un visage rassurant au spectateur blanc, incarnant le “Nègre de noble extraction”, correspondant au fantasme du libéral blanc. Concrètement, j’étais remis en cause pour avoir incarné des individus exemplaires. (…) Soit, à chaque fois des personnages apparaissant comme des parangons de vertu. Quel était le message ici ? Que les Noirs seront acceptés par la société blanche quand ils seront deux fois plus “blancs” que les diplômés des plus grandes universités ? Que les Noirs doivent incarner un rôle qu’ils ne peuvent tenir ? Ou, tout simplement, que la société noire révèle – et c’est bien entendu le cas – des individus raffinés, éduqués, intelligents et que la société blanche doit se mettre au diapason de cette réalité ? »
Sidney Poitier fait partie des seize personnalités ayant reçu en août 2009, des mains du président Barack Obama, la médaille présidentielle de la Liberté, la plus haute distinction civile américaine. Il a aujourd’hui 93 ans.