« Quand une société se corrompt,
C’est le langage qui se gangrène en premier »
Octavio Paz
Qu’est-ce qu’un amalgame ?
Pour répondre à cette question, nous allons faire un détour par les Nations Unies, où les spécialistes de la contorsion linguistique battent la mesure. J’ai nommé l’Organisation de la Coopération Islamique (OCI) forte de 57 Etats, dont, d’après le dernier index de Freedom House, 30 sont des dictatures et seulement 5 des démocraties.
Que veut l’OCI ? Protéger l’Islam.
Or, tant au Conseil des Droits de l’homme qu’aux Nations Unies, ce sont les hommes qui sont l’objet de protection et non pas les idées. Toute religion comme toute absence de religion procède d’idées.
Pour nous, Occidentaux, discerner les personnes des idées qu’elles profèrent est relativement facile, du moins en théorie. On ne classe pas les idées – abstraites – dans la catégorie des êtres vivants, humains.
Il n’en est pas de même pour l’OCI. L’homme est identifié à sa religion, l’homme et la religion ne font qu’un, sans distinction. C’est pourquoi le musulman ne peut pas changer de religion – absence de liberté de conscience – et c’est pourquoi il est interdit de critiquer la religion : délit de blasphème. Car pour l’OCI, critiquer la religion revient à critiquer l’homme qui la professe, et c’est pourquoi l’OCI a commencé par soutenir qu’il s’agissait de protéger les musulmans, en pénalisant le blasphème. L’OCI ne demande pas directement la pénalisation du blasphème, sachant que nous, Occidentaux, nous nous en sommes libérés, parfois, avec violence. Le libellé va prendre une autre tournure : celle de l’interdiction de la diffamation des religions (comprenez : de l’Islam). Et toujours dans la confusion entre hommes et idées, l’OCI présente la diffamation des religions comme étant du racisme, il s’agit donc de l’interdire, et, pour l’OCI, c’est un droit humain.
Depuis 1999, l’OCI défend la pénalisation de la diffamation des religions d’abord devant la Commission des Droits de l’homme, puis devant le Conseil des Droits de l’homme, qui lui a succédé en 2006, et même devant l’Assemblée générale des Nations Unies.
En Décembre 2005, le Pakistan dépose une résolution dans ce sens devant l’Assemblée générale de l’ONU, qui a été adoptée. En 2007, 2008 et 2009, l’OCI a proposé des résolutions identiques devant le Conseil des Droits de l’homme, interdisant la diffamation des religions, qui ont toutes été adoptées.
Parallèlement à l’interdiction de la diffamation des religions, l’OCI poursuit l’objectif de l’adoption d’une résolution internationale contre l’ «islamophobie ». L’usage de ce mot s’est répandu, tant dans le langage courant qu’aux Nations Unies, à partir des attentats du 11 Septembre 2001.
Etymologiquement, ce mot voudrait dire « peur de l’Islam ». Mais l’OCI a imposé ce terme aux Nations Unies en l’assimilant à un racisme anti-musulman. Ainsi, dans toutes les résolutions du Conseil des droits de l’homme traitant du racisme se trouve la formule suivante : « Les fléaux de l’antisémitisme, de la christianophobie, de l’islamophobie… »
Ici, l’ « islamophobie » est mise sur le même plan que l’antisémitisme. Et concerne les attaques contre les personnes musulmanes, comme l’antisémitisme attaque les Juifs, pour ce qu’ils sont.
Mais l’ambiguïté du mot « islamophobie », englobant personnes et religion dans le même concept lui permet de servir de Cheval de Troie, et sous couvert de protéger les personnes, introduit l’interdiction de la diffamation des religions : « … la tendance croissante à l’islamophobie et à la discrimination systématique contre les adeptes de l’islam et souligne la nécessité de prendre des mesures efficaces pour combattre la diffamation des religions, … »
Malheureusement, le mot « islamophobie » a maintenant droit de cité dans les instances internationales, il est considéré comme un racisme anti-musulman. Il est également utilisé dans le langage courant par ceux qui ne se doutent pas de son ambiguïté, donc de sa nocivité.
Qu’il s’agisse de pénalisation du blasphème, de l’interdiction de la diffamation des religions ou de l’’islamophobie, toutes trois portées obstinément par l’Organisation de la Coopération Islamique, il s’agit toujours d’atteintes à la liberté d’expression, non justifiées sur le plan international.
C’est pourquoi la LICRA est intervenue par une déclaration au Conseil des Droits de l’homme, une première fois en 2009, pour nous y opposer. Une deuxième fois nous avons été plus explicites en précisant que « la diffamation des religions » est un concept juridique aberrant, que l’utilisation du terme « islamophobie » a conduit à une dérive dramatique dans la lutte contre le racisme en institutionnalisant l’idée, absurde, que critiquer une religion constitue un acte de racisme. Enfin qu’une idéologie, quelle qu’elle soit, ne doit pas bénéficier d’une protection juridique. Protéger des idées revient, en tout état de cause, à s’opposer à toute forme de critique, remise en question ou simple doute de leur validité. Si les personnes doivent être protégées, les idées doivent, elle, demeurer libres d’être exprimées, contestées et critiquées. » (A/HRC/16/NGO/20 – du 25 Février 2011).
Ce problème rémanent, entretenu avec obstination par l’OCI, soit devant le Conseil des Droits de l’homme à Genève, soit devant l’Assemblée générale des Nations Unies (193 Etats) à New York, a abouti, par usure, à l’adoption de résolutions allant dans le sens voulu par l’OCI, même par des démocraties. Les Experts Indépendants s’en sont inquiétés.
Dans une déclaration commune, les rapporteurs spéciaux pour la liberté d’expression de l’ONU, de l’OSCE, de l’Organisation des Etats américains (OEA) et de la Commission africaine des droits de l’homme (ACHPR) se sont clairement prononcés, le 9 Décembre 2008, contre une interdiction de la diffamation des religions. Ils sont persuadés que la liberté d’expression ne doit pas être limitée par des concepts abstraits ou des croyances. Ils demandent à l’ONU de ne plus adopter des résolutions dans ce sens.
Ces déclarations convergentes de la LICRA et des Experts Indépendants ont d’ailleurs été confirmées par un document officiel des Nations Unies, le rapport annuel de la Haut-Commissaire aux Droits de l’homme en 2013 (A/HRC/22/17/Add.4). Il contient le « Plan de Rabat » qui est une synthèse faite par les Experts indépendants sur l’incitation à la haine nationale, raciale ou religieuse. « La liberté d’expression est essentielle pour créer un environnement dans lequel une discussion constructive au sujet des matières religieuses peut être tenu. En effet, la critique libre dans un débat ouvert est le moyen le plus sain et le plus solide pour examiner si les interprétations religieuses adhèrent ou déforment les valeurs originelles qui étayent la croyance religieuse ».
Les Experts ont ensuite recommandé aux Etats qui ont une législation pénalisante du blasphème, de l’abroger.
Ce long détour par les Nations Unies était nécessaire pour comprendre la genèse du « Pas d’amalgame ». Je ne sais pas d’où vient la consigne. Ce que je comprends est qu’à la suite de carnages comme ceux des 7 et 8 janvier, et ceux du 13 Novembre 2015, il convient de ne pas mettre dans le même sac les Musulmans non concernés qui risquent éventuellement d’être victimes de racisme. Et de ne pas faire « d’amalgame ». De ne pas confondre le premier groupe de musulmans – barbares – avec les autres. Bien entendu, nous adhérons tout à fait à ce programme, mais il y a quelque chose qui ne va pas avec ce mot.
Revenons un moment aux Nations Unies. Le 18 Décembre dernier, – donc, très récemment – se sont tenus au quartier général à New York, deux panels organisés par l’Organisation de la Coopération Islamique. Et devinez quel était le sujet : « Le changement dynamique de l’islamophobie et ses implications sur les sociétés paisibles et inclusives ». Le thème prédominant était l’état de victime. De nombreux témoignages de musulmans américains disant combien ils avaient souffert de racisme dans leurs études ; que pour eux, il y avait un « avant » et un « après » le 11 Septembre 2001. Pas un mot sur les attentats, pas un mot sur les 3000 morts de ce jour-là…
Je constate donc que, quand par malheur, les barbares musulmans agissent et tuent en Occident, tout en criant « Allah Hou Akbar » c’est-à-dire en se référant publiquement à l’Islam, l’OCI détourne l’attention en s’alarmant sur « l’islamophobie », qui risque d’atteindre ceux qui sont paisibles.
Les assassins invoquent l’Islam en tuant sauvagement, et l’OCI ne se sent pas concernée. Pour une Organisation dont le principal objectif est de défendre l’Islam, c’est curieux, non ?
Mais pourquoi lui emboîter le pas, sur le terrain, en semant d’ailleurs la confusion avec un mot inapproprié ?
Car en effet, un amalgame est une réunion, un mélange d’éléments hétérogènes. Si on l’utilise pour ne pas mettre dans le même sac les musulmans qui tuent avec les autres, quel est le critère d’hétérogénéité ? Ce n’est pas la religion, puisqu’ils se réclament tous de l’Islam, tant ce qui tuent au nom de l’Islam que ceux qui l’invoquent comme étant une religion de paix. Ils sont tous musulmans, et c’est un critère d’homogénéité et non d’hétérogénéité. Si ce n’est pas la religion le critère d’hétérogénéité, c’est donc la violence. La violence, pour les uns. L’absence de violence, pour les autres. Il ne faut donc pas amalgamer les violents avec les non-violents. Mais pourquoi circonscrire cet amalgame à un groupe humain, les musulmans ? Nous sommes tous, sauf exception, des non-violents. Donc, cette formule « d’amalgame » – qui ne s’applique que pour des éléments hétérogènes – est totalement inappropriée et ajoute à la confusion générale au lieu de clarifier le débat fort nécessaire.
En fait, le mot d’ordre « Pas d’amalgame » est le pendant de l’« Islamophobie ». Nous avons vu que l’Islamophobie était un mot ambigu, qui recouvrait à la fois hommes et idées. Mais cette ambiguïté est voulue par ceux qui l’utilisent – l’OCI – pour semer la confusion et obtenir la protection des idées – de l’Islam – en demandant la protection des personnes, les musulmans.
Le « Pas d’amalgame » opère de la même manière, non pas en étant ambigu, mais en étant utilisé d’une façon complètement opposée à son sens. Le « Pas d’amalgame » demande de ne pas mélanger musulmans et musulmans, alors que l’amalgame ne peut concerner que des éléments hétérogènes. Et ce faisant, il masque le véritable amalgame que l’on fait entre les hommes et les idées, entre les personnes et la religion. Ce « Pas d’Amalgame » procède de la même manière que l’islamophobie. En mettant l’accent compassionnel – et cela marche à tous les coups, avec nous, Occidentaux – sur les musulmans qui risqueraient d’être victimes de racisme, nous oublions le vrai débat : Pourquoi tant de musulmans invoquent-ils l’Islam pour commettre l’ignominie envers les hommes ? Qu’est-ce qui dans l’Islam les autorise à agir ainsi ? Pourquoi l’OCI, au lieu de courir au secours des victimes éventuelles du racisme, ne commence-t-elle pas par condamner les actes ignobles faits quotidiennement au nom de l’Islam, que par ailleurs, elle cherche à protéger contre les critiques ?
En ces temps difficiles, je constate, d’une manière générale, que les gens sont timorés au sujet des questions que l’on peut se poser légitimement. Puisque les barbares invoquent « Allah Hou Akbar » au moment de tuer, leur action a à voir avec l’Islam. Alors, sur quels textes, sur quelles traditions, sur quels fondements les barbares basent-ils leur action assassine ? Telle est la question fondamentale et les musulmans éclairés et courageux ne s’y trompent pas. Tous les démocrates devraient les soutenir dans leur démarche. Mais si nous nous bâillonnons nous-mêmes dans un Etat de droit, où par bonheur, nous disposons de la liberté d’expression, nous faisons comme si elle n’existait pas, et peu à peu, elle se réduira d’elle-même, d’autocensure en autocensure. On préfère ne pas en parler, ou faire la confusion entre hommes et idées, ne pas parler des celles-ci pour ne pas offenser ceux-là. C’est là que se situe le véritable amalgame. Et je suis donc d’accord sur la formule tant prononcée : Pas d’amalgame. Pas cet amalgame-là. Ne confondons pas les hommes avec leurs idées. Aux hommes, le respect, aux idées, la critique. Ne pas dire aux musulmans qu’il y a un problème avec l’Islam, ce n’est pas une marque de respect, c’est, bien au contraire, les considérer comme incapables de réflexion. Ce serait presque une attitude colonialiste…
Serions-nous descendus dans la rue le 11 Janvier 2015 pour faire de la figuration ou pour défendre vraiment la liberté d’expression, menacée par des totalitaires invoquant l’Islam, dont nos amis de Charlie ont été victimes ? Seraient-ils arrivés, ces totalitaires, par la terreur, à obtenir sur le terrain ce qu’ils n’ont pas obtenu aux Nations Unies ?
Déborah Wolkowicz-Breillat
6 Décembre 2015
Karl Jaspers « Quand le désordre atteint le langage, tout tourne au désastre »
1 Le concept d’ Occidental » est plus géopolitique que géographique. Il s’appuie généralement sur l’idée d’une civilisation commune, de l’adoption des fondamentaux de la démocratie : liberté et égalité.