Interview parue dans le journal le Droit de Vivre n°665 – Février 2017
Dans un nouvel essai – « Un racisme imaginaire. Islamophobie et culpabilité » – très combatif, publié deux semaines à peine après que la justice ait débouté les deux asso – ciations(1) qui l’avaient attaqué pour diffamation, Pascal Bruckner démonte ce qu’il appelle la fabrique d’un nouveau délit d’opinion. Il dénonce la « chasse aux sorcières » menée par les fondamentalistes musulmans. Propos recueillis par Karen Benchetrit.
DDV Deux ans après Charlie Hebdo » et l’Hypercacher, c’est vous, Pascal Bruckner, qui comparaissiez, en décembre, devant la 17e chambre du tribunal correctionnel, pour des propos jugés « islamophobes ». Serions-nous entrés dans une période de procès en sorcellerie ?
Pascal Bruckner. Je reprends volontiers l’expression. Nous assistons à une chasse aux sorcières en règle, menée par les fondamentalistes et leurs alliés marxisants. Leur but est d’anéantir tout espoir de changement en terre coranique et de pourfendre les dissidents.
L’accusation d’islamophobie n’est rien d’autre qu’une arme de destruction massive du débat intellectuel, digne de ce qui se faisait contre « les ennemis du peuple » en Union soviétique. Le tout sur la base d’un amalgame insupportable, qui confond la persécution des croyants, évidemment condamnable, et la critique de la religion, en usage dans toutes les nations civilisées. C’est un nouveau délit d’opinion qui a ainsi été fabriqué depuis la fin des années 80, en postulant une équivalence avec l’antisémitisme pour accréditer l’idée que le sort des musulmans est analogue à celui des juifs dans les années 30. Derrière cette analogie fallacieuse, il s’agit d’expulser le juif de sa position de victime pour prendre sa place.
DDV Comment avez-vous vécu ce procès ? Certains pensent qu’il était salutaire, que c’est un test pour notre démocratie.
P.B. J’étais bien sûr très content de la décision de justice. L’audience a duré sept heures, mais on a senti que les choses allaient dans le bon sens. J’avais un excellent avocat, Richard Malka ; des témoins très persuasifs (dont Laurent Bouvet, Riss, le directeur de « Charlie Hebdo », Sihem Habchi, l’ancienne présidente de Ni putes Ni soumises, Luc Ferry) et les plaignants n’avaient pas bien préparé leur procès. Nous avons gagné, mais ils peuvent faire appel, même si cela leur coûte cher à chaque fois. Ce procès est important parce que c’est, bien sûr, la liberté d’expression qui est en jeu.
DDV « On ne tue pas une idée avec des balles, écrivez-vous. La bataille à mener passe par la pensée, les réseaux, les médias, l’argumentation, et surtout le souci pointilleux du sens des mots. » Les intégristes l’ont compris…
P. B. Cela ne fait aucun doute. La police sémantique veille, le procès qui m’a été fait couronne tout un dispositif visant à désigner indirectement les cibles à abattre. Il suffit de regarder ce qui circule sur les réseaux sociaux. J’avais déclaré, en 2015, dans une émission d’Arte, qu’il fallait faire le dossier des collabos des assassins de « Charlie », en citant ces deux associations, les Indigènes de la République et les Indivisibles, parce qu’elles ont idéologiquement justifié la mort des journalistes. Il y a une différence de degré, pas de nature, dans les coups portés par ceux que Laurent Bouvet appelle les « entrepreneurs identitaires ». C’est ce que ces gens n’ont pas supporté que je dise.
DDV Votre livre met en lumière un certain renversement des valeurs. Votre inventaire des réactions d’une partie de la classe intellectuelle au lendemain des meurtres du Bataclan et du 11e arrondissement est édifiant…
P.B. On a vu le maoïste Alain Badiou, pour « penser les attentats », nous parler du « vide agressif de la domination occidentale et des Etats serviteurs du capitalisme mondialisé » ; Michel Onfray conspuer « la politique islamophobe de notre pays », et Edgar Morin tweeter : « Les barbares tuent indistinctement par attentats-suicides, les civilisés tuent indistinctement par missiles et drones. » Tout se vaut, donc… Des penseurs, athées revendiqués, réinventent ainsi la notion chrétienne du péché originel.
DDV La culture de l’excuse montre un profondmépris pour ceux qu’elle entend absoudre…
P.B. C’est d’abord une culture du mépris, bien sûr : en dédouanant des groupes entiers, elle les infantilise. Les djihadistes sont réduits à leur condition sociale, ce sont des psychopathes, des déséquilibrés, des désespérés nés sur le terreau de la pauvreté et de l’exploitation, leurs forfaits nous incombent. « Ce n’est pas l’islam qui a produit ces terroristes », écrit, par exemple, Plenel. A chaque crime, il conviendrait donc de battre notre coulpe. Le défenseur des opprimés leur interdit toute autonomie, puisqu’il ne les rend jamais comptables de leurs actes. A chaque nouvel attentat en France, c’est la même litanie : des voix autorisées nous expliquent que nous payons notre outrecuidance en exigeant que les musulmans confinent leurs pratiques au domaine privé, que l’islamisme radical est pour certains une « solution de repli » face à leur « stigmatisation ». C’est un chantage discret. On peut comprendre qui n’est pas le sien, mais faut-il redescendre la route à l’envers de l’Histoire pour plaire aux obscurantistes et à leurs alliés « progressistes » ? Il y a un moment où il faut simplement dire : c’est ainsi que nous vivons, c’est à prendre ou à laisser.
DDV Qu’est-ce qui rapproche l’ultra-gauche occidentale, viscéralement anticléricale, de l’Islam politique
P.B. Ils partagent la volonté de détruire cette société : le Coran se veut la Révélation qui invalide le christianisme et le judaïsme ; le communisme entend dépasser l’économie marchande et la société bourgeoise ; l’extrême gauche est dans une quête de rédemption par l’immigrant qui va régénérer nos vieilles nations. On le voit bien avec des reconvertis qui sont passés des illusions révolutionnaires au message coranique : ainsi d’ex-maoïstes, désormais voués à plaider la cause de l’intégrisme « modéré », réservant leurs flèches aux musulmans déserteurs et à la laïcité potentiellement totalitaire…
DDV L’accusation d’islamophobie, c’est aussi une arme contre les musulmans réformateurs, comme Walid Al Husseini, que vous avez fait publier(2).
P.B. Le monde arabo-musulman est vraiment coupé en deux, au-delà des divisions classiques : il y a d’un côté le raidissement panique sur le dogme, et de l’autre une grande fatigue d’un Dieu invoqué du lever au coucher. De nombreux fidèles du Coran pouvoir croire à leur guise, et surtout de ne pas croire, de laisser le Tout-Puissant sous la forme d’une interrogation ou d’un peut-être. De ce point de vue, la France est une chance unique ses concitoyens musulmans. Dieu lui-même doit être fatigué d’être invoqué par des gens qui bafouent son message, qui le compromettent avec des passions trop humaines.
DDV Vous revenez sur une expression qui a fait long feu, celle du « retour du religieux »…
P.B. Oui, on la répète à l’envi, alors que c’est au retour du fanatisme auquel on assiste. Une partie du monde musulman se radicalise parce qu’il s’est rapproché de l’Occident et qu’il se sent menacé de dissolution par les libertés qui y sont octroyées. La proximité entraîne le risque de l’indistinction. Freud parlait du narcissisme des petites différences… Le djihadisme, qui manie les technologies meurtrières les plus récentes et les montages cinématographiques du film gore, trahit une pathologie du mimétisme, non de l’altérité. Il ressort déjà du postreligieux.
DDV Qu’observez-vous à l’étranger, aux Etats-Unis notamment, où vous avez longtemps enseigné la littérature ?
P.B. Au sein de certaines universités américaines, parler d’islam radical est une insulte passible de poursuite devant les tribunaux. L’esprit de ségrégation qui assigne chacun à rester « chez soi » (avec des études féminines pour les femmes, afro-américaines pour les Noirs…) continue d’handicaper l’Amérique du Nord. Sous couvert de rendre leur dignité à des groupes « subalternes », ces « politiques de l’identité » dégénèrent facilement en une balkanisation de la société. Quant à l’Angleterre, elle est allée très loin dans les concessions faites aux islamistes, leur abandonnant des villes entières.
1. Les Indivisibles et les Indigènes de la République, qui ont aussi porté plainte contre Jeannette Bougrab. Le procès s’est tenu le 1er décembre 2016.
2. « Blasphémateur, les prisons d’Allah » de Walid Al-Husseini, est paru en janvier 2015 chez Grasset, l’éditeur de Pascal Bruckner