Une fois de plus, une fois encore, l’antisémitisme est venu défigurer le visage de la France. Celui de Simone Veil, dont le portrait a été recouvert de croix-gammées dans le 13ème arrondissement de Paris. Celui d’Ilan Halimi, dont les arbres plantés en mémoire de son martyre ont été sectionnés. Dimanche matin, la vitrine du magasin Bagelstein du 4ème arrondissement de Paris renvoyait le reflet sinistre des devantures de Berlin en 1938, souillées par le même refrain, le même « Juden » en guise de prélude à la catastrophe. Les antisémites passent à l’acte et sont décomplexés de toute forme de honte ou de retenue.
La haine s’est libérée et comme à chaque fois dans l’histoire, l’antisémitisme est le premier symptôme de l’effondrement des valeurs auquel nous assistons. Les antisémites, qu’ils soient d’extrême-droite, islamistes ou identitaires d’extrême-gauche, convergent aujourd’hui dans la même direction. L’Histoire nous est témoin aujourd’hui qu’aucune communauté, absolument aucune, n’a fait l’objet d’une telle obsession depuis des temps immémoriaux, avec une constance dans les préjugés et dans la vindicte qui fait désespérer de l’esprit humain.
Depuis des années, nos cortèges d’indignation et de larmes, pétris de colère et d’émotion, ont défilé dans les rues de notre pays mais ont fini par s’étioler. La chose est devenue l’affaire d’une communauté et a cessé d’être l’affaire de la nation tout entière. Après la profanation du cimetière de Carpentras en 1990, nous étions 200 000 à battre le pavé dans les rues de Paris et partout en France ont résonné les marques de fraternité. Après Ilan Halimi, après les assassinats de l’école juive de Toulouse, après Sarah Halimi, les rues sont restées désertes et silencieuses et il a fallu l’assassinat de Mireille Knoll, rescapée des rafles, pour que frémisse à nouveau, un instant seulement, notre capacité à dire non.
La vérité des faits est considérée dans bien des cas, comme une hypothèse parmi d’autres. Les fantasmes ont pris le pas sur la raison, le populisme sur la réalité, le complot sur les faits, les préjugés sur toute forme d’esprit critique, et au final la haine sur la fraternité.
A mesure que les cohortes de manifestants se réduisaient inlassablement, les réseaux sociaux, eux, se sont remplis de torrents de haine et de rejet de l’autre. Sans aucune forme de régulation, préemptés par les extrémistes, ils ont fourni durant des années un permis de haïr à toute une génération qui, sans aucune limite, et en toute impunité, s’est vue autorisée à l’anonymat, à appeler à la mort de l’autre, à nier la Shoah, à faire du ressentiment le précepteur de leur existence. Notre jeunesse, pour une partie d’entre elle, a cessé de faire des valeurs de la République une référence et s’est construite en opposition à elle. Une contre-culture de la haine est née et nos mots, pourtant si simples et si forts, ont cessé d’opérer et de convaincre. Notre corpus, hérité des Lumières, est mis en concurrence, quand ce n’est pas en accusation. La vérité des faits est considérée dans bien des cas, comme une hypothèse parmi d’autres. Les fantasmes ont pris le pas sur la raison, le populisme sur la réalité, le complot sur les faits, les préjugés sur toute forme d’esprit critique, et au final la haine sur la fraternité.
Le moment est grave et la réponse attendue du Gouvernement devra être historique. Nos dirigeants doivent s’inscrire dans une logique de rupture totale avec les quarante années qui viennent de s’écouler. Nous n’en pouvons plus de ces postures indignées qui donnent bonne conscience et masquent aussi une terrible impuissance. Le moment est venu d’agir, de prendre la mesure de la gravité de la situation et de cesser d’avoir la main tremblante ou complaisante.
Le délinquant raciste et antisémite doit être traité pour ce qu’il est : un délinquant ordinaire, un fauteur de haine dont la parole n’est pas une opinion mais un délit et dont la place est dans le prétoire des comparutions immédiates.
Trois directions aujourd’hui s’imposent à nous.
La première, la plus difficile, la plus longue et la plus âpre, est de faire de la République une idée neuve parmi la jeunesse et faire nôtre l’invitation de Ferdinand Buisson selon laquelle « le premier devoir d’une République est de faire des Républicains ». Notre école doit respirer la République partout et en tous lieux. Autant que les compétences qu’elle transmet, elle doit permettre de former des citoyens conscients et actifs.
La deuxième est d’entamer une révolution copernicienne dans notre droit. Aujourd’hui, les délits racistes et antisémites sont considérés comme des délits d’opinion. Ils sont jugés avec toutes les précautions dévolues à la protection de la liberté d’expression et il faut plusieurs années pour faire exécuter la loi, une fois que l’on a surmonté l’écheveau procédural de la loi de 1881 sur la liberté de la presse. Le délinquant raciste et antisémite doit être traité pour ce qu’il est : un délinquant ordinaire, un fauteur de haine dont la parole n’est pas une opinion mais un délit et dont la place est dans le prétoire des comparutions immédiates.
La troisième est de mener une politique de régulation numérique à la hauteur des enjeux. Il est urgent, vital pour notre respiration démocratique, de mettre un terme à la barbarie numérique en responsabilisant les hébergeurs et les auteurs de contenus par des sanctions dissuasives et des peines exécutées promptement. Il est urgent aussi de mettre un terme à la possibilité de pouvoir diffuser sa haine anonymement, sans crainte de sanctions pour l’heure quasi impossibles.
Jamais dans notre histoire des décisions aussi fortes n’auront été attendues. Nos dirigeants doivent avoir le courage, pour reprendre l’exhortation de Jaurès devant les lycéens d’Albi en 1903, de « ne pas céder à la loi du mensonge triomphant qui passe » et de trouver un antidote au poison qui défait chaque jour un peu plus la cohésion nationale.