par Stéphane Kovacs
“Insultes, menaces et même violences… Certaines familles, principalement franciliennes, choisissent de quitter leur quartier pour vivre dans des secteurs où elles se sentent davantage en sécurité.
«Mais qu’est-ce qu’on a fait pour devoir fuir et vivre cachés comme des malfrats?» Cela fait maintenant cinq mois que Sophie*, Laurent et leurs trois enfants ont dû quitter, en catastrophe, leur pavillon de Romainville, en Seine-Saint-Denis. Après s’être fait cambrioler en mars, cette famille retrouve un matin de mai sa voiture pneus crevés, taguée au tournevis en grosses lettres: «Juif», «Israël», et une étoile de David… «Ça fait trop, ils vous ont repérés, partez!», leur conseille la police. Agressions, vandalisme, menaces, injures, ce sont des dizaines d’actes antisémites que le Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme (BNVCA) recense chaque année. Certes, leur nombre a baissé en 2016, selon les statistiques officielles. Mais dans certaines banlieues, cet «antisémitisme étouffé», regrette le BNVCA, est tellement prégnant qu’il pousse de nombreux juifs à déménager. Pas forcément pour Israël, mais en une sorte d’«alya intérieure», pour d’autres communes plus tranquilles.
Selon une étude de la Fondation pour l’innovation politique, publiée en septembre, sur la violence antisémite en Europe, la France, qui compte la plus importante communauté juive d’Europe, présente aussi le plus grand nombre d’incidents violents, estimés à 4092 sur la période 2005-2015. Elle obtient un score bien supérieur à celui des autres pays lorsqu’il est question d’envisager l’émigration, la crainte d’être agressé physiquement et l’antisémitisme: 60 % des Français juifs se disent «inquiets d’être agressé(e)s physiquement dans la rue parce que juif (ve)s». Dans la rue, «et depuis quelque temps au sein même de leur domicile», souligne le président du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif), Francis Kalifat, qui a appelé les autorités «à une vigilance renforcée et à des sanctions exemplaires et dissuasives» après qu’une famille juive a été séquestrée, violentée et cambriolée en septembre à Livry-Gargan, en Seine-Saint-Denis. «Il faut que la politique de l’autruche cesse», réclamaient pour leur part dans une tribune une quinzaine de personnalités après le meurtre de Sarah Halimi, une retraitée juive orthodoxe, aux cris d’«Allah akbar», en avril dernier.
Le phénomène commence lors de la seconde intifada, en 2000, et se ressent fortement en région parisienne, où vit la moitié des quelque 500.000 juifs de France. Aux chiffres déjà impressionnants de l’alya, l’émigration juive vers Israël (5000 départs en 2016, 7900 en 2015), à l’exil vers des pays comme la Grande-Bretagne, les États-Unis ou le Canada, vient s’ajouter une «forte mobilité», globalement de l’Est vers l’Ouest parisien, selon Jérôme Fourquet, directeur du département opinion de l’Ifop, et auteur de L’An prochain à Jérusalem?**. «On constate des pics de violences antisémites, soit en lien avec ce qui se passe au Proche-Orient, soit après des cas médiatisés, comme les affaires Merah ou Sarah Halimi, analyse le politologue. Cela rend ces faits encore plus insupportables et angoissants.»
La Seine-Saint-Denis particulièrement touchée
Sophie et Laurent viennent de retrouver un logement social. Plus petit, plus loin, et «avec tout à refaire». «Nous qui avions entièrement réaménagé notre pavillon loué à Romainville, nous devons repartir de zéro!, se lamentent-ils. À 50 ans, nous voilà à quémander des heures supplémentaires.» Encore très perturbée, Sophie n’a pas encore signalé son changement d’adresse à La Poste. «Mais le plus dur, confie-t-elle les larmes aux yeux, c’est que personne, ni la mairie, ni les voisins, n’a pris de nos nouvelles.» Paul, lui, aura sans doute du mal à vendre sa maison de Noisy-le-Grand. En avril, deux enveloppes ont été déposées dans sa boîte aux lettres. Avec à chaque fois une balle et des menaces: «Allah akbar boum boum», «À mort les juifs», «C’est bien vous la cible», «La 3e balle est pour toi ou ta famille». Puis les murs ont été tagués: «Vive Daech.» «Comment voulez-vous que je laisse mes quatre enfants jouer dans le jardin?, interroge ce plombier. On a déménagé, mais ils font des cauchemars, ma femme est terrorisée, et moi, au moindre bruit, je me réveille en sursaut. Quant aux tags, la mairie a eu beau venir les effacer, ils sont revenus, il y a dix jours encore…» Cela faisait cinquante ans qu’elle habitait cette HLM de Stains: Monique, 87 ans, ne veut plus y mettre les pieds. Fin août, elle a reçu un courrier, «Je vais vous tuer», signé «Ramé».
Elle y voit «Merah», «en verlan». Sauf que la police, raconte-t-elle, lui a dit qu’«une seule lettre ne suffit pas pour porter plainte». Quant à Alain, qui vient de quitter Bondy, sa plainte pour «discrimination raciale ou religieuse» a été classée: «sale juif, vive la Palestine», avaient écrit les cambrioleurs au rouge à lèvres sur le mur de sa chambre. Mais les ados retrouvés deux jours plus tard au volant de sa voiture n’ont jamais parlé.
En Seine-Saint-Denis, particulièrement touchée, les actes antisémites seraient «encore plus nombreux» dans les communes communistes, selon Sammy Ghozlan, président du BNVCA. «Certains élus font du palestinisme sans discernement: jumelages avec des villes palestiniennes, soutien au mouvement Boycott Désinvestissement Sanctions (BDS), contre les produits israéliens, et quand il y a des manifestations sociales, on laisse des gens crier “mort aux juifs!”, explique-t-il. Beaucoup se plaignent aussi que leur dossier de retraite ou de Sécu ne soit pas traité sérieusement. Résultat: 60.000 juifs d’Île-de-France ont déménagé ces dix dernières années.» Au profit notamment des XVIe et XVIIe arrondissements de Paris. «Il y a cinq ans, il y avait trois restaurants casher dans le XVIIe, précise Sammy Ghozlan. Aujourd’hui, il y en a une centaine.»
«L’exposition à la violence antisémite est très corrélée au port de la kippa», Jérôme Fourquet, directeur du département opinion de l’Ifop
Autre refuge: Sarcelles, dans le Val-d’Oise, 60.000 habitants, qui mérite «plus que jamais» son surnom de «petite Jérusalem», selon son ancien maire, le député PS François Pupponi. «On est submergés de demandes de relogement: plusieurs dizaines par mois!, s’exclame-t-il. Les victimes d’antisémitisme ont tendance à se regrouper. Ici, ils ont le sentiment d’avoir des élus en phase avec eux, et peuvent vivre leur judaïsme en toute sécurité.» Au sud-est de Paris, Saint-Mandé, 22.000 habitants, reste marquée par l’attentat à l’Hyper Cacher, en janvier 2015. «On a eu une dizaine d’otages saint-mandéens, rappelle le maire Patrick Beaudouin (LR). Une vingtaine de familles sont parties, mais aujourd’hui, d’autres les ont remplacées. On a pris toutes les dispositions en matière de sécurité: des caméras, une police armée et des kits de détresse dans tous les bâtiments publics.»
• Un mois après cet attentat, le président du consistoire de Limoges publiait une drôle de petite annonce. Il invitait ses coreligionnaires à faire leur alya… à Limoges. «Petite communauté très sympa serait heureuse d’accueillir dans une grande et belle synagogue des familles juives souhaitant fuir la région parisienne, indiquait Charley Daïan dans la presse locale. Il ne faut pas rejoindre Israël par peur mais par vocation.» Deux ans plus tard, il est «un peu déçu»: «J’ai eu beaucoup de coups de fil, mais seulement une dizaine d’arrivées, précise-t-il. Surtout des personnes seules. Aujourd’hui, je lance un appel aux familles!» Plus au sud, Bordeaux a, elle, accueilli «une trentaine de couples l’an dernier, comme chaque année depuis trois ans, indique Erick Aouizerate, président de la communauté juive de la ville. Ils viennent essentiellement de banlieue parisienne et de Marseille. Ici, ils peuvent se promener sans problème avec leur kippa en centre-ville».
Car selon une étude réalisée par l’Ifop en 2015, «l’exposition à la violence antisémite est très corrélée au port de la kippa», assure Jérôme Fourquet: 21 % des hommes de confession juive ne portant jamais la kippa déclarent avoir déjà fait l’objet d’une agression antisémite, mais la proportion grimpe à 77 % chez ceux qui la revêtent régulièrement. À Marseille, où l’on relève une trentaine d’actes antisémites par an, Yoni, qui porte la kippa, a été agressé en centre-ville un matin de juin. «Un Maghrébin m’a pointé un revolver entre les deux yeux, en me disant“mets toi à genoux”, raconte-t-il. M’est venue l’image des prisonniers de Daech. Je lui ai coincé le bras, mais il m’a frappé au thorax avec une masse qu’il tenait dans l’autre.» Au commissariat, «on m’a demandé s’il avait crié “sale juif”, poursuit-il. Comme ce n’est pas le cas, on m’a dit que ce n’était pas un acte antisémite, et l’affaire a été classée.»
À Strasbourg, pas question de cacher sa kippa: après l’agression à la machette, en janvier 2016, d’un enseignant juif à Marseille, le rabbin Mendel Samama en a même distribué! «Près de ma synagogue, il y a des fichés S, affirme-t-il. Alors je m’investis énormément dans le vivre-ensemble, mais, en même temps, je me suis mis au self-defense.»
• *Les prénoms ont été changés.
• **Éditions de l’Aube.
Source :
http://premium.lefigaro.fr/actualite-france/2017/10/24/01016-20171024ARTFIG00309-ces-francais-juifs-qui-fuient-la-violence-des-banlieues.php